1. 1. L’INITIE PAR SON ELEVE : chapitre I à VII

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Voici l’introduction de ce livre.

Introduction

L’histoire – si je puis l’appeler ainsi – du personnage que je vais évoquer devant vous, est une histoire véritable.

Son héros a bien réellement existé, quoique, comme je l’explique plus loin, je sois contraint, pour plusieurs raisons, de cacher son identité. Si je souligne le fait de son existence, c’est que bon nombre de gens pourraient mettre en doute la possibilité d’atteindre le niveau de perfection morale qu’il avait incontestablement atteint et me regarder comme l’auteur d’une fiction plutôt que d’un récit véridique.

D’ailleurs, l’homme dont je vais parler n’est pas le seul qui soit parvenu à un si haut degré d’évolution spirituelle. Non seulement beaucoup d’êtres comme lui vivent certainement parmi nous à l’heure présente, mais encore, si l’on ajoute foi aux documents de l’Histoire, il y en a eu dans le passé des centaines d’aussi grands, et même de plus grands que lui.

Notre siècle « de lumière », il est vrai, cherche à nier ou à rabaisser le pouvoir surprenant de ces hommes ; mais les penseurs sérieux qui se sont efforcés de percer le voile de la connaissance superficielle en viennent à conclure que le vieux truisme « Il n’y a pas de fumée sans feu » s’applique opportunément à ce genre de faits. Au surplus, les dénégations et objections de notre prétendue « civilisation » ne sont pas le signe de la vraie culture, mais celui de l’ignorance.

Nous devons tenir compte aussi de la contribution qu’apporte, à cet égard, le Roman de tous les temps. De Kalidasa (Poète sanscrit du 1er siècle av. J. C. ; auteur de Sakountala et d’Ourvaci.) aux plus récents ouvrage de fiction, nous voyons des récits, des drames et des romans traitant d’êtres mystérieux et merveilleux, presque aussi supérieurs à « l’homme de la rue » que l’âme humaine est supérieure à l’animal.

Ceci nous oblige à nous demander si l’imagination du génie créateur ne trouve pas sa source quelque part dans la Vérité.

Tous ces poètes, dramatistes, écrivains, ne feraient-ils que tisser le réseau fantaisiste de la Fable – et rien au delà? Si tel était le cas, pourquoi persisteraient-ils, malgré le ridicule dont les couvre la science, à nourrir l’esprit du public de mensonge et d’irréalité?… La réponse s’impose.

Consciemment ou inconsciemment, ils nous révèlent la vérité, leur sens subjectif étant averti de faits que leur sens objectif ignore encore. Oui, les Adeptes, les Sages, les Maîtres existent, et celui qui sait comment les chercher peut les trouver et se convaincre, une fois pour toutes, de leur réalité. Mais si j’ai conclu que, dans son fond, le roman repose sur la vérité, il reste qu’il est inexact dans le détail, et susceptible d’induire en erreur, puisqu’il mélange l’allégorie au fait sans tracer entre eux nulle ligne de démarcation.

Et, d’abord, les grands Adeptes de la Science spirituelle ne sont pas tout à fait aussi mystérieux que les écrivains de la fiction voudraient bien nous le faire croire.

Si deux de ces Maîtres (ou Mahatmas, ainsi qu’on les nomme souvent) résident, à ma connaissance, dans leurs lointaines retraites du Tibet, ce serait une erreur de croire que tous suivent leur exemple.

Je sais que plusieurs maîtres vivent actuellement en Angleterre, en Amérique, et qu’il y en a dans presque tous les pays du monde. Ils ne restent pas toujours au même endroit, mais vont d’un lieu à l’autre comme de simples mortels, parfaitement humains et parfaitement normaux dans leur apparence.

Dans leur apparence, seulement, mais non au jugement de ceux qui ont acquis une sagesse profonde, par un commerce étroit avec l’esprit et les exceptionnelles facultés de ces hommes.

Pour celui qu’une rencontre fortuite met en leur présence, rien, à part leur remarquable air de santé, de calme, de dignité et de force, n’éveillera le soupçon qu’ils possèdent des pouvoirs dont le commun mortel ignore l’existence.

Ne se vêtant pas d’habits excentriques, ne vivant pas dans des châteaux hantés, ces hommes, loin de vouloir exciter la curiosité ou l’admiration d’autrui, recherchent avant tout la simplicité.

Beaucoup d’entre eux affectent même quelque vice anodin – comme de fumer, par exemple – afin de se rendre aussi normaux que possible aux yeux du monde. Mais ceux qui, ayant les qualifications nécessaires, viennent à eux pour chercher la sagesse occulte, ont une tout autre impression: ils ont la révélation – rigoureusement cachée à tout autre – de ces merveilleuses personnalités.

Or, pour trouver, il est absolument essentiel de savoir comment chercher. Seul celui qui accepte cette nécessité découvrira la Vérité, une vérité qui est la quintessence même du merveilleux. Le profane, ne sachant que chercher, ne trouve rien, ou trouve fort peu de chose ; en sorte que, pour se faire une idée exacte d’un Adepte ou d’un Initié, il faut nécessairement s’en référer à son élève ou disciple, et à lui seul – car sa soif de sagesse occulte lui a conféré le droit de connaître les Maîtres tels qu’ils sont réellement, avec toutes leurs divines attributions.

Essayons d’imaginer un être humain exempt de toutes les faiblesses du simple mortel, au-dessus de l’égoïsme, de la vanité, de la jalousie, de la colère, de la haine et de tout autre vice analogue ; un être ayant, en outre, une conscience de la vie si intense, si infiniment réceptive, qu’on pourrait la définir par le mot de superconscience.

Cette superconscience implique nécessairement la sensation continuelle d’une Félicité infinie et d’un Amour infini, jointe à une sagesse et à un pouvoir suprême.

Ainsi l’Adepte, qui a la connaissance de lois de la Nature non encore révélées à toute l’humanité, est capable de manier ces forces naturelles d’une façon que l’ignorant ne peut imaginer.

Or, s’il se servait de ces forces en présence de non-initiés – ce qu’il se gardera bien de faire – ceux-ci, dans leur incrédulité et leur ignorance, taxeraient ces manifestations de supercheries et leur auteur de sorcier, voire d’imposteur.

Tant il est vrai que l’ignorant rapporte tout phénomène qu’il ne peut comprendre aux étroites notions dont son esprit dispose. Quant à l’aspect physique de l’Adepte, il est celui d’une imperturbable santé et, en bien des cas, d’une jeunesse étonnante : l’Adepte demeure dans la force de l’âge.

Ayant choisi de travailler au bien de l’humanité et jugeant qu’un organisme affaibli est impropre à cette œuvre, il fait agir sa science occulte sur les molécules de son corps physique et prévient ainsi les attaques de l’âge ; il meurt finalement quand il a décidé de mourir – pas un jour avant.

Une autre source de jeunesse et de parfaite santé, c’est son entière libération de l’anxiété, sa totale immunité à l’égard des émotions qui bouleversent, contribuent à user le corps et en compromettent l’équilibre. Ayant en lui l’éternelle Paix, les agitations de la vie lui paraissent aussi puériles que les tourments de l’enfant à l’homme adulte.

Mais, pénétré de l’Amour parfait, il peut sympathiser avec autrui comme une mère sympathise avec son enfant: dans chacun de ces petits chagrins qu’elle sait, cependant, devoir être passagers. La sympathie, pour avoir sa vraie valeur, doit être exempte de crainte et d’impressionnabilité ; aussi la calme et ferme compassion d’un Maître est-elle la plus précieuse, la plus réconfortante qu’on puisse imaginer.

Sa totale absence de crainte dérive de la Connaissance, seule base véritable de toute consolation, seul baume adoucissant au cœur saignant de l’Humanité ignorante et souffrante. J’ai tenté ce portrait imparfait d’un Adepte, dans l’espoir qu’il aiderait mes lecteurs à croire à la véracité de mon livre et les convaincrait de ma sincérité.

Qu’ils sachent qu’à mes yeux, la vérité – qu’elle soit étrange ou naturelle – est plus romanesque que la fiction. Si j’avais réussi, dans les pages qui suivent, à évoquer tant soit peu l’atmosphère merveilleuse émanant de la personnalité de mon Maître, je n’aurais pas – et c’est tout ce que puis espérer – totalement manqué mon but. Ce n’était pas chose aisée, puisque je ne pouvais me servir de ces artifices à grand fracas que la fiction appelle à son aide.

Un Adepte ou un grand Initié diffère tellement dans sa grandeur, d’un autre « grand homme » ; il se défie tellement de la renommée, de tout ce qui éblouit, que le seul moyen d’apprendre quelque chose de lui, c’est de l’approcher personnellement, au physique et au moral.

Dépourvu de vanité, redoutant toutes les formes de curiosité, il s’ingénie non pas à attirer, mais à détourner de lui l’attention. Lorsqu’il vit hors du monde, c’est pour méditer dans une entière solitude ; lorsqu’il vit dans le monde, c’est pour se dissimuler dans la foule.

La suite ici :

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Bonne lecture à vous qui passez par ici.

 L’initié par son élève.

Chapitre I

Ce sont 4 ouvrages  admirables. Voici les 4 références internet mais toutes librairies vous les procurerons.

L’Initié.

Tome I, Auteur anonyme mis réellement Cyril Scott (1879 – 1970)
L’Initié dans le Nouveau Monde. Tome II
L’Initié durant le Cycle obscur. Tome III
Vision du Nazaréen. Tome IV de la série L’Initié

L’élève décrit, dans ce récit autobiographique, l’action qu’exerce, dans la haute société de Londres du début du XXe siècle, un grand maître de la spiritualité, grâce à son rayonnement moral et ses pouvoirs psychiques.

Les trois premiers tomes de la série témoignent de la rencontre et de la relation de l’auteur avec cet «Initié», les expériences mystiques et les moments merveilleux, emplis de grâce divine, vécus auprès du Maître spirituel, ainsi que les périodes poignantes pleines de difficultés qu’il lui faut affronter, et dépasser.

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CHAPITRE II.

L’homme lui-même

J’ai donc assumé une tâche qui n’est pas facile, celle d’écrire mes impressions sur un homme qu’on eût pu, en le comparant à ses contemporains, tenir pour la réfutation vivante du fameux lieu commun: « Personne n’est parfait ici-bas ».

Cette formule, inexacte comme tant d’autres, mon livre essayera d’en démontrer l’impropriété.

Justin Moreward Haig – dont je ne suis pas autorisé à révéler le véritable nom – était-il ce que les occultistes nomment un Adepte?

Je ne saurais le dire car, honnêtement, je l’ignore. Il était, sur tout ce qui le touchait, de la plus extrême réserve. Je sais, en revanche, que si l’on pouvait dégager le mot « saint » de trop nombreuses et fâcheuses associations d’idées, et que l’on pût faire de même pour le mot « surhomme », J. Moreward Haig devrait être baptisé de l’un de ces deux noms, ou de tous les deux à la fois.

En vérité, mes relations avec cet homme admirable m’ont prouvé que l’on peut être un saint sans faire montre d’une dévotion touchant à l’exagération, et qu’il peut exister un surhomme qui ne soit pas possédé de l’arrogante soif de domination caractéristique de l’idéal nietzschéen. Toutefois, il est une chose sans laquelle un surhomme ne saurait se former, et c’est la spiritualité.

Bien que la sagesse-religion de Justin Moreward Haig différât autant de la piété d’un ecclésiastique ordinaire que le génie diffère d’une intelligence médiocre, vouloir contester qu’il eût une religion à lui serait méconnaître grossièrement un certain côté de sa personnalité, presque unique en son genre. Certaines personnes irréfléchies ne se rendent pas compte que l’ennui résulte de l’imperfection, et non de la perfection: elles s’imaginent qu’être parfait est synonyme d’être ennuyeux. Il serait à peu près aussi juste d’affirmer que le blanc est le noir ou que le nirvana (la félicité éternelle) est le sombre ennui de l’enfer perpétuel.

Moreward, tel que je l’ai connu, n’était rien moins qu’un personnage ennuyeux !

Trop imprévues, pour cela, s’avéraient ses opinions et la plupart de ses actions. Ce n’était pas non plus un homme qui vous entretenait uniquement de sujets poétiques: sa vie même était un continuel poème – le poème de la plus haute pureté morale, celle que le plus exceptionnel des humains atteint rarement. Vivre à ces hauteurs-là, et sans apparent effort, c’est réaliser le plus inattendu des prodiges.

Si réel et vivant que fût Justin Moreward Haig, je dois prévenir le lecteur que, n’étant pas le Boswell d’un moderne Johnson, ni le Watson d’un Sherlock Holmes, je n’ai jamais vécu sous le même toit que lui – sauf incidemment une nuit ou deux. Je ne saurais donc le suivre dans toutes ses aventures – s’il en eut.

Tout ce que je me propose, c’est de rapporter ses idées, et la manière dont il les vivait. Je ne puis retracer sa biographie, pour la simple raison que je l’ignore, tout en soupçonnant qu’elle doit être des plus remarquables. Quant à la description physique de l’homme, on m’a prié d’être avare de détails. Je pense, d’ailleurs, qu’il vaut mieux laisser le champ libre à l’imagination de mes lecteurs, qui se formeront une image de cet être rare d’après ce qu’ils apprendront de ses actes et de ses paroles. Il n’est pas très difficile d’imaginer le physique d’une personne d’après ce que l’on sait déjà de son moral.

Si je vous présente ici un homme qui n’a jamais cédé à la folie de l’anxiété, et qui fut modéré en toutes choses, vous ne manquerez pas de supposer qu’il devait avoir l’air en excellente santé. Si je vous dis ensuite que je ne l’ai jamais vu affligé, à moins que ce ne fût du tranquille chagrin de la parfaite compassion, il ne vous sera pas difficile d’en conclure que son visage était l’image du bonheur serein, de cette beauté d’expression qui correspond invariablement à un état d’esprit entièrement paisible.

Quant au côté psychique de sa personnalité, que ceux qui pensent que les facultés occultes ne sauraient exister sans accompagnement d’hystérie et de tous les signes extérieurs de cette affection, se débarrassent d’une conception aussi erronée. Les facultés psychiques, pour inspirer une absolue confiance, doivent – sauf en des cas exceptionnels – s’accompagner d’un parfait équilibre nerveux.

Justin Moreward Haig, entré dans ma vie il y a une vingtaine d’années, s’est éloigné de moi dix ans plus tard, pour aller travailler sur un autre continent. Quoiqu’il m’eût, alors, autorisé à écrire 4 ces impressions, il me pria d’éviter toute description pouvant trahir son identité et celle des êtres auxquels il était associé. Me trouvant ainsi très limité, je ne puis que laisser aux lecteurs le soin d’identifier ce remarquable personnage si jamais, au cours de leurs déplacements, ils ont rencontré quelqu’un qui lui ressemble en Sagesse et en Amour.

2. L'homme lui même

J’expliquerai encore comment ces impressions ont été écrites, sans quoi mes lecteurs pourraient m’attribuer une mémoire fabuleuse, que je ne prétends pas posséder. Quand je compris que j’étais entré en contact avec un être d’exceptionnelle sagesse – du moins à mes yeux – je sténographiai au jour le jour un grand nombre de ses réflexions.

Mais je fus fréquemment obligé de compter sur ma mémoire, ne pouvant pas exhiber un carnet de notes en présence d’autres auditeurs. Il est donc juste de prévenir le lecteur que mon souvenir peut m’avoir une ou deux fois trompé et fait mettre, dans la bouche de Moreward, des mots qu’il n’a pas prononcés. C’est pourquoi j’ai donné à cet ouvrage le titre modeste d’Impressions, de préférence à tout autre nom plus présomptueux. Quant à mon anonymat, il est sans doute superflu de m’en excuser.

En révélant mon identité, je risquerais fort de trahir celle de mon « héros ». D’ailleurs, dans une œuvre de philosophie morale, l’élément personnel est non seulement inintéressant, mais peut devenir un obstacle, par le fait qu’aucun être humain n’est tout à fait sans ennemis. Bien souvent, j’ai entendu cette remarque: « Si tel ou tel livre est écrit par cet individu-là, je ne le lirai certes pas! » – On sent donc, par là, combien tout élément personnel est désavantageux. Un homme qui écrit exclusivement pour ses amis et non pas tout aussi bien pour ses ennemis, est loin d’être un philosophe authentique: car toute philosophie digne de ce nom a manqué son but, si elle n’apporte avec elle la Paix.

CHAPITRE III :

Le sage innocent

On se tromperait fort en croyant que le romanesque ne peut découler que d’un enchaînement de circonstances spécifiquement romanesques, car un certain genre de romanesque jaillit du plus total imprévu.

Découvrir un grand sage qui vit sur le versant solitaire d’une montagne, c’est trouver le romanesque prévu, évident à tous les yeux ; mais rencontrer ce grand sage dans le plus mondain des salons de Londres, c’est bien là le romanesque de l’inattendu!

La montagne solitaire serait un cadre naturel à ce tableau, tandis que le frivole salon de Londres lui confère un relief très spécial: c’est là toute la différence.

Comment Justin Moreward Haig se trouvait, ce soir-là, dans le salon d’une des femmes les plus mondaines de Londres, c’est ce que je dévoilerai plus loin. Qu’il suffise de dire que c’est à l’hospitalité de Lady Eddisfield que je dois la plus précieuse amitié de ma vie. Aucun détail de cette étrange rencontre n’est sorti de ma mémoire. A la fin d’une séance musicale des plus médiocres, je me trouvai encombré d’une compagne du type le moins sympathique – une malchance due à cette regrettable habitude qu’ont les maîtresses de maison d’assortir leurs hôtes par couples, sans le moindre souci de savoir s’ils se conviennent.

C’est ainsi que nous nous trouvâmes assis, elle et moi, à l’une des tables rondes où l’on servait le souper en compagnie de quatre autres convives: l’homme que j’ai nommé dans cet épisode le sage Innocent, et trois femmes qui me frappèrent, à ce moment-là, comme une trinité de superlatifs. L’une me parut la plus corpulente, la seconde la plus gigantesque, la troisième la plus noire de teint – négresses à part -de toutes les femmes que j’ai rencontrées.

Cet homme disait aux trois dames, qui se penchaient vers lui avec une vive curiosité, des choses qu’elles semblaient regarder comme pleines d’une haute signification, et qui m’apparurent seulement extraordinaires, tout d’abord. « Considérer les choses d’un certain point de vue, disait-il, c’est employer un remède prophylactique contre toute espèce de chagrin. (Je crus comprendre que l’une de ces dames entendait pour la première fois le mot prophylactique). Acquérir ce point de vue juste, c’est le but de toute pensée ayant quelque maturité. Or, selon le point de vue que je défends, la douleur morale ne résulte que d’une sorte d’infantilisme: une âme adulte serait aussi incapable de souffrir de ce dont vous venez de me parler qu’une grande personne le serait de la destruction d’une poupée. »

« Vous entendez, je suppose, par une âme adulte, un philosophe? » demanda la dame grasse. « Précisément. Un sage, un saint ou un philosophe. En d’autres termes, un être dont l’esprit s’identifie au Bonheur inconditionné qui est au-dedans de nous et que chaque âme humaine possède en propre. »

Je dressai l’oreille et regardai attentivement l’homme qui parlait ainsi ; puis je posai à mon tour une question: « Vous prétendez que toute douleur morale est une forme d’infantilisme: pourquoi, alors, le bonheur n’en serait-il pas une autre? » Il tourna vers moi ses yeux étrangement doux, mais pleins de force: « La douleur, reprit-il, fait partie des choses illusoires de la vie, et c’est la caractéristique des enfants que d’aimer les illusions. Leurs jeux consistent à « faire semblant » d’être des rois, des soldats ou mille choses encore…

Le contentement, en revanche, est l’un des attributs de la maturité, et… » « Je ne sais réellement pas, interrompit l’une des dames, où vous voyez l’illusion dans le fait que la femme de Wilfred a cessé de l’aimer et qu’elle est tombée amoureuse d’un autre homme? » 

« Mais, dit-il, avec un sourire tranquille, l’illusion n’intervient que s’il se laisse bouleverser par ce fait. » « Vraiment! » s’étonna la grosse dame. « La jalousie, poursuivit-il, est évidemment aussi une forme de puérilité. » « Mais Wilfred n’a jamais été jaloux », insista la dame.

Il lui sourit avec une amicale bonté. « La jalousie existe à deux degrés différents: on est jaloux sans cause, ou l’on est jaloux lorsqu’il en existe une. Un homme n’est au-dessus de la jalousie que lorsqu’il demeure paisible là même où il y aurait matière à jalousie. » « Comme je détesterais épouser un homme que ne tourmenterait pas le moindre sentiment de jalousie! » remarqua vivement ma voisine en se tournant vers moi. « Eh oui, dit-il, en lui adressant un sourire indulgent ; il y a beaucoup de femmes qui en disent autant. Elles pensent, voyez-vous, que la jalousie est encore un hommage qu’on leur rend – mais ceci est une illusion de plus. Ce qui serait réellement flatteur pour une femme, ce serait qu’un homme l’aimât assez pour placer toujours son bonheur à elle au-dessus du sien propre. »

« Je pense qu’il existe fort peu de maris de ce genre », remarquai-je. « Et s’il y en avait, reprit ma voisine, ils auraient l’air d’amphibies plutôt que de maris… Ne me parlez pas d’un époux de cette sorte! » « C’est seulement, répliqua l’inconnu avec douceur, que vous n’avez jamais réfléchi particulièrement sur ce sujet. Voyez-vous – et il y avait dans son accent une note chevaleresque -la femme douée de noblesse ne désirera jamais que son mari soit torturé par la jalousie, uniquement pour satisfaire sa vanité féminine. »

A ce point critique de l’entretien, ma voisine trouva refuge dans un rire. « Vous êtes très intelligent! » dit-elle. Il fit de la main un geste qui semblait écarter le compliment. « Je suis un de ces êtres, fortunés ou infortunés, qui ne peuvent s’empêcher de voir les choses exactement comme elles sont. » « Alors il vous manque le sens de l’art, fit l’une des dames. Vous ne sauriez, comme un peintre moderne, voir, dans une cheminée d’usine, la tour d’un antique manoir! »

« Hélas! Peut-être mettez-vous le doigt sur la plaie, admit-il. En fait, Je suis affligé d’une naïveté qui me rend difficilement capable de comprendre comment les gens peuvent croire des choses qui sont manifestement fausses. »

« Par exemple? » demandai-je. « Eh bien, par exemple, qu’un homme ne puisse pas être réellement amoureux s’il n’est pas jaloux? » « Évidemment, vous n’êtes pas marié vous-même? » fis-je, avec une pointe de malice.

« J’ai été marié », fut sa réponse, après un temps de silence. Le mot: divorcé me vint à l’esprit. « Tu as gaffé! » pensai-je. « Je suis veuf, poursuivit-il. (Nous échangeâmes, mes voisines et moi, de furtifs regards). Cela étant, mes idées matrimoniales ne sont pas purement des théories. » « Alors, fit l’une des dames, vous avez dû être un époux très magnanime. »

« J’ai été simplement un mari doué de bon sens ; car j’ai toujours senti que cela ne me rapporterait rien d’être autre chose que ce que vous appelez flatteusement « un époux magnanime ». D’ailleurs, ajouta-t-il, le sens de la possession est encore un attribut de l’enfance. » « Qu’entendez-vous par là? » questionna ma voisine. « Eh bien, que vous pourriez aussi bien essayer de posséder la lune, que d’essayer de posséder  un autre être: chaque âme ne s’appartient qu’à elle, à elle-même uniquement. » « Alors, pourquoi jamais se marier? » objectai-je. « Pour pouvoir vivre avec la personne que vous aimez sans l’exposer au scandale », fut la simple réponse.

Ici, nous fûmes interrompus par la voix d’un laquais. Je l’entendis, sans grand plaisir, me dire à l’oreille que notre hôtesse m’attendait pour compléter une partie de bridge. Je me levai donc, et pris congé dans les formes. Ce ne fut qu’à une heure très tardive, alors que, debout dans l’antichambre, j’attendais un taxi, que ma vive curiosité de la soirée fut – sur quelques points – satisfaite, grâce à l’une des trois dames, qui attendait aussi une voiture. « Qui, au monde, était cet extraordinaire jeune homme? » m’enquis-je à demi-voix.

« Jeune! dit-elle. Je crois savoir qu’il a bien plus de cinquante-cinq ans ».

« Cela le rend d’autant plus extraordinaire… mais qui, encore une fois, peut-il bien être? » « Eh bien, son nom est Justin Moreward Haig, et il est arrivé de Rome il y a deux mois… C’est tout ce que je sais à son sujet », répondit-elle. Ce maigre renseignement ne me contentait nullement ; je sentais que cette grosse dame, dont l’extérieur ne semblait guère annoncer le complet détachement de toute curiosité, devait certainement me cacher ce qui se disait dans le public.

Un homme de ce genre n’avait guère pu être vu, et surtout entendu, dans les diverses sociétés de Londres (où les langues se démènent avec une inconcevable vélocité) sans que, de manière ou d’autre, quelques « histoires » ne se fussent répandues à son sujet. Plus ou moins fausses, exagérées ou inadmissibles, sans doute. Quoi qu’il en fût, quelqu’un devait avoir lancé un certain nombre de « canards » sur les eaux toujours agitées du bavardage mondain ; le contraire eût été incroyable.

De plus, cette dame de vastes dimensions, quand je l’avais questionnée sur l’âge de l’inconnu, avait employé l’expression: Je crois savoir, qui me paraissait significative. Bien que je n’eusse vu l’étranger que vingt minutes au plus, et que je l’eusse entendu condamner sans rémission quelques-uns de nos plus précieux préjugés (manière de faire qui, à cette époque de ma vie, me semblait un peu vaine), il émanait de sa personne une douceur et, en même temps, un magnétisme qui m’attiraient vers lui d’une façon invincible.

Si peu d’accord qu’on fût avec les choses qu’il disait, il vous faisait sentir qu’il était foncièrement sage ; et, d’autre part, le fait d’exprimer ces choses dans une soirée mondaine et devant de complets étrangers, révélait quelqu’un d’étrangement naïf… J’eus même l’idée subite (qui devait me revenir à notre deuxième rencontre) qu’il était peut-être bien un peu fou, étant doué de cette sincérité qui est précisément le signe de la folie. Ce ne sont, en effet, que les aliénés qui peuvent faire les déclarations les plus énormes en toute sincérité, convaincus qu’ils sont de l’absolue vérité de ce qu’ils affirment.

Ces réflexions occupaient mon esprit pendant que je faisais face à la grosse dame, qui me gratifiait d’une conversation à laquelle je ne voyais pas la nécessité d’accorder grande attention (elle déplorait de ne pouvoir « voler » ou, plus simplement, pousser des boutons électriques, pour être transportée, ce qui lui aurait épargné l’affreuse attente du cab, dans les soirées et at homes). J’attendais la fin de ces discours superflus, dans l’espoir de tirer d’elle toute autre confidence qui m’intéressât au sujet de l’étrange personnage dont elle « croyait savoir qu’il avait bien passé cinquante-cinq ans ».

« Pour en revenir à ce monsieur, dis-je, comment savez-vous qu’il est aussi âgé que cela? » « Il a une fille mariée qui paraît trente-huit ans bien sonnés. » « Était-elle ici ce soir? » « Elle est repartie pour Rome il y a une quinzaine. » « Mais êtes-vous certaine qu’elle soit sa fille? » « Il la présentait comme telle ; mais, naturellement, on ne peut jamais être sûr de rien… dans ces  questions de parenté », ajouta-t-elle peu charitablement.

« La voiture de Mrs. Jameson! » cria une voix du dehors. Là s’arrêta donc mon interrogatoire, comme s’arrête l’histoire de ma première rencontre avec l’homme que j’ai paradoxalement nommé « le sage Innocent », parce que, dans cette soirée et dans la suivante, il me frappa comme étant la personnification de ces deux qualités opposées.

Chapitre IV

La seconde rencontre

J’avoue que, plusieurs jours après cette première rencontre, je me surpris à penser à la soirée Eddisfield et à son personnage principal avec une fréquence et une persistance qui ne sont pas dans mes habitudes. A part la question non résolue: « Qui est-il? » (puisque son nom ne me disait rien) s’ajoutait une série d’autres questions rebelles à toutes mes déductions. Les quelques amis et connaissances que j’approchai ne purent m’apporter d’autres clartés que celles de la grosse dame questionnée chez Lady Eddisfield : leurs réponses étaient aussi évasives que les siennes. Qu’on sache bien que je voudrais me mettre aussi peu en avant que possible dans ce récit touchant un être noble et singulier, mais que je risquerais, sur certains points, d’en donner une fausse idée, si je gardais un complet silence sur mes réflexions.

La façon dont il avait jonglé avec le mot « infantilisme » me fit me demander s’il ne souffrait pas d’un immense orgueil… Puis, je me rappelai qu’il l’avait prononcé avec autant de détachement qu’on parlerait d’un temps clair ou d’un temps nuageux, et l’idée d’orgueil fut bannie de mes conjectures. Or, un jour, il arriva que nous nous rencontrâmes par hasard à Kensington Gardens.

C’est de cette rencontre que date l’amitié qui rendit sans objet tous mes points d’interrogation.

J’étais assis, contemplant rêveusement cette partie de la Serpentine qui ressemble à une rivière rustique coulant entre de paisibles et verdoyantes prairies, lorsque, soudain, à ma grande surprise, je le vis venir à moi et s’asseoir à mon côté. « Nous sommes prédestinés à devenir deux amis, me dit-il, posant un instant sa main sur mon bras ; cela étant, le plus tôt nous débuterons dans cette amitié, le mieux ce sera. »

Je murmurai quelque chose sur « l’honneur et le plaisir… » car son entrée en matière me flattait, bien que je la trouvasse un brin singulière.

« Nous n’usons pas, vous le voyez, notre souffle en banalités préliminaires, poursuivit-il ; nous allons droit au but. Parler pour le plaisir de parler est chose rarement recommandable. » Je convins qu’en général les gens parlent trop, mais je me demandais en moi-même ce que son nous signifiait, car il ne semblait pas me désigner.

« Je me souviens, reprit-il, que lorsque je vous dis adieu, en Egypte, dans des circonstances plutôt tragiques… il y a quelques milliers d’années, j’essayais de vous réconforter par l’assurance que nous nous retrouverions dans des circonstances plus heureuses: vous étiez dans ce temps-là une femme… »

« Ah, vraiment! » fis-je avec une présence d’esprit dont je ne me serais pas cru capable, car l’idée d’être en compagnie d’un fou m’avait traversé l’esprit. Après tout, il y a des fous qui sont charmants!

Il me regarda un moment, une étincelle amicale dans les yeux. « Vous rappelez-vous une tante à vous, qu’on appelait tante Jane : Mrs. Wibley, de son nom de famille? » demanda-t-il.

J’admis que je me la rappelais (elle passait pour la « toquée » de la famille). « Je la connais », dit-il. « La connaître! répétai-je, mais il y a vingt ans qu’elle est morte! » « Ce n’est pas un obstacle à nos relations », répondit-il sans embarras.

« Voyons, repris-je en riant, mais intérieurement un peu agacé, vous voulez plaisanter? »

« Je vous pardonne ce soupçon, fit-il en riant aussi ; mais un peu de patience! Vous rappelez-vous que votre tante était quelque peu tournée en dérision à cause de ses tendances spirites? » Je m’en souvenais en effet.

« Vous souvenez-vous aussi qu’elle fit le vœu, après une certaine discussion de famille, qu’elle confondrait une fois ses adversaires en leur adressant un « message de l’Au-delà ? » Je me le rappelais parfaitement.

« Eh bien, donc, elle  a à tous envoyé ce message. » « Et quel est-il? » demandai-je avec quelque scepticisme. Il me le communiqua tout au long… –

« Je suppose que vous êtes vous-même spirite? » dis-je après cette explication. « Pas précisément dans le sens où vous l’entendez. Je suis cela comme je suis toutes choses ou rien, si vous préférez. Car, s’il est bon d’être né dans une certaine croyance, mourir dans cette même croyance est désastreux. Les croyances sont les béquilles à l’aide desquelles on s’avance en boitant vers la Vérité. Vous éclaire-t-elle? Alors vous rejetez vos béquilles. Un grand nombre de dévots croient ; mais croire, ce n’est pas forcément savoir. Seul celui qui pratique l’occultisme sait. »

« Vous êtes donc un occultiste? »

« Oui, je pense qu’on peut m’appeler ainsi », dit-il modestement.

« Dites-moi, fis-je avec une curiosité accrue, comment il se fait qu’un homme tel que vous puisse trouver le moindre plaisir à faire le tour de ces ennuyeux salons londoniens? » Il rit.

« Une chose est ennuyeuse ou plaisante selon ce qu’on y apporte soi-même. Si vous voulez réellement le savoir -je suis à la recherche d’aventures spirituelles. » Je lui dis que je ne saisissais pas très bien. « J’admets que cette phrase est ambiguë, reprit-il, mais il est difficile de m’expliquer autrement sous une forme succincte. »

« C’est que cela m’intéresse réellement ; sincèrement, je voudrais comprendre ! »

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« Bien. Alors voici. J’ai une manie, qui peut vous sembler étrange ; je m’efforce de transformer le « point de vue » des gens afin de les aider à résoudre leurs difficultés. Si vous vouliez me donner un nom plaisant, vous m’appelleriez une sorte de philanthrope, de dispensateur d’aumônes morales. » Je commençais vaguement à comprendre. « Votre doctrine, s’est l’idée de donner », conclus-je.

« Oui, fit-il ; mais il y a deux sortes de dons: celui qui passe et celui qui dure. »

De nouveau je ne le suivais plus. « Si vous donnez dix sous à un mendiant paresseux et famélique, dit-il, en moins d’une heure il a dépensé ses dix sous, et il a de nouveau faim. Mais si vous lui faites entrevoir un horizon tout nouveau, qui le rende sincèrement désireux de travailler, ce que vous lui avez donné est inestimable. »

Je lui dis que sa philosophie me paraissait pleine de sens pratique.

« Une masse de gens charitables, poursuivit-il, s’en vont dans les taudis de la grand’ville distribuer des secours en argent ; mais qui va dans ce qu’on pourrait appeler les « taudis » de la bonne société apporter le réconfort aux femmes délaissées, aux jeunes filles en mal d’amour, aux amoureux repoussés, aux maris restés seuls, à la multitude d’infortunés dont cette société regorge? »

« Vous, évidemment », dis-je.

« J’essaye, du moins », fit-il en souriant. Sortant mon étui à cigarettes, je lui en offris une qu’il accepta. Mais je m’aperçus que j’avais oublié  mes allumettes.

Il tira de sa poche une petite boîte en or.

Une forte brise printanière soufflait, éteignant d’une façon agaçante chaque allumette qu’il enflammait. J’observais avec amusement qu’il ne manifestait pas la moindre impatience, ce qui me semblait phénoménal.

« N’êtes-vous donc jamais impatient? » demandai-je enfin. Il sourit d’un air interrogateur.

« Impatient? Pourquoi le serais-je? J’ai l’Éternité devant moi… ».

Et il alluma ma cigarette avec la dernière allumette de sa boîte.

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« Revenons, dit-il, à votre question d’il y a un instant: vous savez, à présent, pourquoi je fais la tournée des salons de Londres! » « La société de Londres ne peut qu’y gagner », dis-je. Il fit son geste coutumier, qui semblait balayer le compliment.

« Mais il y a une chose que vous ne savez pas », ajouta-t-il. Je demandai laquelle. « C’est que je déteste parler de moi-même! » Sur cette remarque il se leva pour partir.

Je me mis à rire. « A propos, fis-je en me levant pour lui serrer la main, je ne crois pas que vous sachiez mon nom: nous n’avons jamais été présentés l’un à l’autre. » « Vous oubliez votre tante… » dit-il en clignant de l’œil. Je ris encore. C’était réellement là une présentation d’un nouveau genre.

« Nous nous verrons mercredi, chez Mrs. Darnley », ajouta-t-il en s’en allant.

« Mais je ne suis pas invité chez elle, dis-je. D’ailleurs, j’ai ce soir-là un autre engagement. »

« Nous nous y retrouverons tout de même!» Et il se dirigea vers le sentier. « J’aime cet homme », pensais-je en moi-même en le regardant s’éloigner. Chose étrange, en rentrant chez moi, je trouvai un message qui contremandait ma soirée du mercredi, tandis que le courrier suivant m’apportait une invitation de Mrs. Darnley !

 Les préjugés de Mrs. Darnley

Je découvris bientôt, chez J. Moreward Haig, une idiosyncrasie d’un genre d’ailleurs inoffensif: il se plaisait à choquer son prochain, et cela, en quelque sorte, à ses propres dépens. La majorité des gens répugne à faire des déclarations par trop inattendues et, lorsqu’elle y est forcée, prélude à ses assertions par de si abondantes justifications que l’inattendu se transforme finalement en banalité.

Or, mon nouvel ami avait un double mobile en lançant ses bombes orales au milieu de l’aride bavardage de la société mondaine ; d’une part, il y trouvait un évident plaisir ; d’autre part, il obligeait ainsi à penser.

« Il y a deux moyens de faire impression, me disait-il un jour: l’un, c’est de parler très fort – procédé souvent critiquable – l’autre, c’est d’énoncer une vérité tout à fait inouïe comme si l’on disait la chose la plus naturelle du monde… »

– Et, certainement, cette méthode portait ses fruits, car je puis dire que j’ai retenu chaque parole de notre fameux entretien de Kensington Gardens, ainsi que la plupart de ses autres « discours », si je puis les nommer ainsi. Mais, en revanche, il ne se permettait pas de faire des déclarations surprenantes uniquement pour produire de l’effet. Il croyait à tout ce qu’il disait, et l’exprimait avec une simplicité convaincue qui semblait impliquer que ses auditeurs y croyaient aussi.

Ce trait donnait à sa personnalité un air d’innocence et de naïveté qui ne pouvait manquer de charmer, de subjuguer, même, ceux qui entraient en rapport avec lui. En fait, ceux qu’il choquait étaient agréablement choqués, et jamais d’une manière qui suscitât en eux le moindre ressentiment ; car jamais il n’attaquait ni ne jetait le plus léger ridicule sur leurs croyances sacrées. Sa méthode pour redresser l’erreur consistait rarement à prouver à quelqu’un qu’il avait tort, mais bien plutôt à lui faire voir qu’une autre chose était juste. Cette règle adoptée par lui comportait, toutefois, une exception: elle touchait ceux qu’il nommait les « modernes pharisiens ». « Là, disait-il, je dois, avec répugnance, user du marteau pour briser les faux dieux. »

Mrs. Darnley était une vieille connaissance à moi, dont l’hospitalité s’exprimait le plus souvent par l’organisation de petits dîners intimes. Aussi ne fus-je pas surpris – mais bien charmé – de n’y trouver, en arrivant ce certain soir, d’autre convive que Moreward Haig.

Notre petit cercle comptait donc Mrs. Darnley, sa juvénile et très attrayante fille Sylvia, et nous deux. Il se resserra davantage après le dîner, Sylvia ayant pris congé de nous avec quelques excuses pour aller faire de brèves apparitions dans une série de at Homes, où elle risquait d’être retenue jusque après notre départ. Le bonsoir qu’adressa Mrs. Darnley à sa fille sentait ouvertement la « convention » plutôt que le véritable amour maternel.

Cependant, elle suivit sa sortie d’un air préoccupé, trahissant des pensées qui – pour notre bénéfice – ne devaient pas tarder à se faire jour en paroles. « Cette enfant me cause du souci, observa-t-elle d’un air méditatif. Les choses n’ont guère bonne façon… » Nous manifestâmes notre sympathie, tout en nous enquérant de ses motifs d’anxiété. « C’est un poète qui cause, en ce moment, mon souci », fut sa réponse. « Une amitié avec un poète? » interogea Moreward, et nous rîmes tous les deux. « Vous l’appelez une amitié! dit-elle. Mais je ne crois pas aux amitiés entre jeunes gens et jeunes filles. » De nouveau nous nous laissâmes aller à rire, mais discrètement. « Voyons, lui dis-je, amitié est le seul terme qui convienne dans ce cas ; si l’on n’est pas la femme, la fiancée, ou la… » « Non! n’articulez pas ce mot, coupa-t-elle, ou vous me choquerez terriblement: naturellement, elle n’est aucune de ces choses. » « Amitié, dit Moreward en souriant à la dame, c’est un fort beau mot, et une chose bien plus belle encore. Mais pourquoi vouloir en contester l’existence? » 

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« Je ne nie pas qu’elle n’existe parfois ; mais… Sylvia est si sentimentale – pour ne pas dire faible… » « Est-ce que faiblesse serait, dans votre vocabulaire, le synonyme d’amour? » demandai-je. « Vous savez parfaitement ce que j’entends. » « Oui, mais êtes-vous bien sûre de savoir ce que vous entendez? » insistai-je.

« Que vous êtes impertinent! dit-elle. Vraiment, j’ai toutes les raisons de savoir ce que je dis! » « Sans nul doute, dit Moreward, interrompant ce petit duel oratoire, le sentiment tendre s’ajoutant à l’amitié est un élément des plus heureux: il rend l’amitié plus complète.

N’êtes-vous pas heureuse que votre fille ressente une émotion qui ajoutera à son bonheur? » « Je ne crois précisément pas que ce sera pour son bonheur, répliqua-t-elle. En outre, je ne trouve pas cela tout à fait convenable… » « Mais, alors, vous ne trouverez jamais convenable, pour votre fille, de s’attacher à quelqu’un d’autre qu’à vous ou à elle-même! »

« Ne soyez pas ridicule, Broadbent! » dit-elle, riant en dépit d’elle-même. « Mais c’est ce que cela revient à dire. »

« Jugez-vous, demanda Moreward, sans la moindre note de sarcasme, qu’on ne devrait aimer que ses ennemis? »

« Non. Bien sûr que non! » « J’ai entendu quelque part, fis-je d’un air malin, un précepte qui dit: Aime ton prochain comme toimême. Je suis sûr que vous le pratiquez. » « J’essaye, du moins », fit-elle, avec un accent de piété momentanée.

« Cependant, vous ne jugez pas que votre fille doive aimer son prochain – spécialement si c’est un homme, et singulièrement un poète? » poursuivis-je avec la même malice.

« Vous savez parfaitement bien, dit-elle, se sentant battue, qu’il ne s’agit pas de la même sorte d’amour. »

« Mais, n’est-ce pas justement là que vous faites erreur? fit Moreward avec une gravité pleine de douceur. En réalité, il n’y a qu’une seule sorte d’amour. Cette différence que vous, et beaucoup d’autres gens n’ayant jamais réfléchi profondément à ce sujet, établissez entre deux sortes d’amours, c’est une différence de degré, mais non pas d’espèce.

» Elle lança de mon côté un regard qui disait: « Cet homme-là, du moins, je puis l’écouter: il ne se moque pas de moi! » « Vous dites que vous ne pouvez croire à l’amour platonique, poursuivit Moreward, du moins j’ai cru le comprendre. Mais, si vous pouviez y croire, en admettriez-vous la valeur? » « Peut-être que oui, acquiesça-t-elle après réflexion.

« Très bien. Mais, qu’est-ce, en somme, que l’amour platonique? Simplement une combinaison de sympathie spirituelle et d’indifférence physique. »

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« La meilleure définition que j’aie entendue », interrompis-je. « Je crains de n’être pas assez intelligente pour saisir… » fit Mrs. Darnley avec un modestie un peu feinte. « Eh bien, expliquai-je, cela signifie qu’un homme jouit vivement de la conversation d’une certaine femme – mais aussi longtemps qu’il peut demeurer à l’autre bout du sofa… parce qu’appréciant son esprit, mais n’aimant pas son corps, il répugnerait à toute espèce de rapprochement. N’est-ce pas cela? demandai-je à Moreward. « Un peu crûment défini – c’est bien cela! » convint-il en riant. 

« Cela ne me paraît pas quelque chose de très joli… » remarqua Mrs. Darnley. « C’est peut-être un brin monotone… » ajoutai-je malignement. «

Et cependant, reprit Moreward, jamais Platon n’a conçu l’amour « platonique » dans ce sens-là. Il pensait bien plutôt à un amour qui se maîtrise, qui refuse de s’abandonner à la complète expression de la passion physique. » « Il en est de ce terme comme de beaucoup d’autres, remarquai-je. Les pharisiens en ont plié le sens originel à leurs mesquines conventions. » « Les pharisiens! » répéta-t-elle ; « mais ils n’existent plus, de notre temps? »

J’eus sur le bout de la langue de lui dire: « Et vous, donc? » Mais je me contins.

« Ne croyez-vous pas, Madame, dit Moreward, que ce sont précisément les pharisiens qui vous hypnotisent jusqu’à vous faire croire qu’il est « inconvenant », autrement dit, presque mal – de la part de votre fille – d’avoir de l’attachement pour l’homme à qui vous pensez? Considéré du point de vue spirituel, le mal serait qu’elle ne l’aimât pas ».

« Vraiment, Mr. Haig, vous avez une façon de retourner les choses! » « Ce sont les pharisiens qui le font, remarquai-je.

Ils disent: « Tu n’aimeras pas ton prochain! » Elle rit, d’un rire faible. « Aimeriez-vous, Mrs. Darnley, que votre fille possédât un cœur peu aimant? » demanda Moreward avec une calme simplicité. « Je voudrais qu’elle aimât, un jour, quelqu’un qui fût vraiment le bon », fut sa réponse.

« Le bon, du point de vue pécuniaire? » insinuai-je.

« Le bon à tous les points de vue! » corrigea-t-elle.

« Oui, mais le bon pour vous pourrait être le mauvais pour elle », objectai-je. Elle feignit de ne pas comprendre, quoiqu’elle eût fort bien saisi.

« Vous êtes-vous jamais demandé, Mrs. Darnley, fit Moreward avec déférence, pourquoi il y a tant de mariages malheureux? » « A vrai dire, je n’y ai jamais beaucoup pensé…. » « Ne croyez-vous pas que cela pourrait venir de ce que trop de mères regardent toutes les amitiés de leurs filles du point de vue matrimonial? » « Peut-être. Mais c’est justement ce que je ne fais pas. » « Pardonnez-moi, dit-il courtoisement, mais c’est précisément ce que vous faites. Vous oscillez, pour ainsi dire, entre les deux pôles du dilemme matrimonial: j’entends que vous craignez que votre fille désire cet homme, et que vous êtes tout aussi effrayée qu’elle puisse ne pas le désirer. En somme, votre attitude à l’égard de l’amour, c’est: le mariage ou rien. Cette attitude, chère amie, est la cause de la plupart des infortunes conjugales, car, grâce à elle, les jeunes gens épousent trop souvent une « connaissance » très mal assortie à eux, au lieu de s’unir à un ami ou à une amie véritable. »

« Il vous est facile de discourir! » dit-elle, peu convaincue ; « mais, voyez-vous, je ne puis permettre à ma fille d’avoir une série d’« affaires amoureuses ». Et qu’en penserait donc le monde? »

« S’occuper des racontars d’autrui, c’est de la vanité, dit Moreward avec douceur ; mais penser au bonheur de sa fille, Mrs. Darnley, c’est de l’amour. Je sais très bien que vous choisirez le dernier parti », ajouta-t-il en posant la main sur son bras.

« Nous verrons, nous verrons », fit-elle, flattée du compliment, quoique doutant un peu de le mériter. 

Ici la discussion prit fin, car Miss Sylvia, à notre grande surprise, rentrait déjà dans la chambre. « Je n’ai pas pu prendre sur moi d’aller à la seconde réception, dit-elle. La première était si atrocement ennuyeuse! Alors, je suis revenue. »

Peu après, Moreward et moi prenions congé de nos hôtesses.

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CHAPITRE V 

Le garden-party

Nous nous retrouvâmes dix jours plus tard au garden-party de Lady Appleyard. J’avais, dans l’intervalle, revu une ou deux fois M. H., et il m’avait dit qu’il se proposait de rendre, si possible, à Miss Sylvia, un léger service.

« Son aura révèle de très belles qualités, dit-il. S’il lui est donné d’aimer et de vivre un peu intensément, elle fera de grands progrès dans son incarnation actuelle.»

Soit dit en passant, cette remarque, et d’autres du même genre, ne me frappaient plus comme particulièrement mystérieuses, bon nombre de discussions sur la philosophie occulte m’ayant, entre temps, amené à mieux comprendre ce sujet si captivant. Nous avions conduit Mrs. Darnley, qui se laissa volontiers faire, dans un coin ombreux du vaste et beau jardin de Mrs. Appleyard.

Si conventionnelle que fût Mrs. Darnley, elle admirait et aimait particulièrement mon sage ami ; quant à moi – eh bien! je puis dire que, tout au moins, je l’amusais.

« Et que devient la poétique amitié de votre fille? demanda Moreward. J’aime à croire que vous n’y mettez aucun obstacle? » « Quels obstacles pourrais-je bien lui opposer? » fit-elle. « Le manque de sympathie », dit Moreward.

« On ne peut guère attendre de moi de la sympathie pour une chose que je désapprouve. » « La sympathie véritable est celle qu’on accorde à ce qu’on n’approuve pas, dit-il doucement, mais gravement ; c’est la sympathie par excellence, inspirée de l’amour. »

« Peut-être n’aimez-vous pas votre fille? » fis-je, poussé par un malin démon. « Comment pouvez-vous! » s’exclama-t-elle. « Vous avez correspondu avec ce poète, je crois? » dit Moreward en me jetant un regard qui signifiait: « Pour l’instant, soyez sérieux. » « Comment au monde, pouvez-vous le savoir? Sylvia elle-même l’ignore! »

« Il y a bien des manières de savoir les choses qu’on ne vous dit pas », répondit-il en souriant. « Vous avez, je crois, une de ses lettres dans votre petit sac? »

Mrs. Darnley, de plus en plus stupéfaite, ouvrit son réticule, et lui tendit une lettre. « Merci. Maintenant, supposons que je vous décrive cet homme et que nous jugions son caractère estimable: modifie-riez-vous votre attitude? » « Je ne sais pas… » fit-elle, indécise.

« Eh bien, voyons un peu, poursuivit-il, tâtant doucement la lettre entre le pouce et le médium. Nous avons affaire à un homme grand et noir, vigoureux, au visage rasé ; le front est haut, les cheveux rejetés en arrière, les yeux pénétrants, de couleur gris-vert… Est-ce bien cela? » « Absolument… Mais, comment… » Il fit mine d’ignorer son étonnement « Le caractère correspond au visage. C’est un esprit élevé, un tempérament altruiste, au total un être sympathique, dont le contact ennoblit… Je vous félicite, Mrs. Darnley, pour cette amitié de votre fille! »

« Maintenant, voyons ce que nous réserve l’avenir. » Il se tut un moment. « Votre fille n’épousera pas cet homme, dit-il enfin lentement. Mais il suffirait que vous les contrariez dans leur amitié pour qu’ils deviennent passionnément amoureux l’un de l’autre, et cela  vous réserverait des ennuis à tous trois. Permettez-leur de se voir autant qu’ils le veulent – et les choses s’arrangeront à votre satisfaction, Mrs. Darnley. »

L’étonnement, l’amour-propre et les préjugés se livraient une rude bataille en elle… « Mais, si je suis votre conseil, dit-elle enfin, comment pourrai-je empêcher les gens de bavarder ? »

« Se laisser émouvoir par le jacassement de quelques perroquets, c’est un enfantillage dont je ne puis vous croire capable, Mrs. Darnley », fit-il, sans sévérité, toutefois.

Il y eut un silence. Mrs. Darnley se rendait compte qu’elle en serait, hélas, très capable.

« Aimez-vous la poésie? » demanda-t-il, pour dévier l’entretien et lui rendant en même temps sa lettre. « De toute mon âme! » fit-elle avec ferveur.

« Mais pas les poètes! remarquai-je. Le poète est honoré tant qu’il ne se fourvoie pas dans une famille comptant de belles jeunes filles. » « Ne pourriez-vous pas lui apprendre à être sérieux? » dit-elle à Moreward sur un ton de prière.

« C’est sa manière d’être, dit-il généreusement ; il vous sert de vérité profonde sous une forme délicate. » « Une chose remarquable chez les hommes, fit-elle en riant, c est que, contrairement aux femmes, ils ne manquent jamais de se soutenir entre eux! »

« Alors, je puis être pardonné de prendre, en ce moment, le parti d’un poète? » fit Moreward suavement. Et, après un silence: « Suivrez-vous mon conseil, Mrs. Darnley? » « Vous avez beau jeu de parler, répliqua-t-elle ; vous n’avez pas de fille, vous, sinon, vous raisonneriez différemment. » « Pardonnez-moi, dit-il en souriant, j’ai une fille. » Mrs. Darnley parut très surprise. « Mais, en tout cas, elle est encore très jeune », objecta-t-elle. « Au contraire, elle est adulte ».

« Et vous ne me l’aviez pas dit! » riposta-t-elle de plus en plus étonnée. « Comme c’est peu aimable à vous de ne me l’avoir pas amenée! Mon Dieu, mais à quel âge vous êtes-vous donc marié? » « Pas si jeune que cela, dit-il, amusé de sa stupéfaction.

Après tout, l’apparence juvénile n’est souvent que le résultat du calme de l’âme joint à la pureté de l’alimentation. Un vieux moraliste a dit: Le cœur aimant fait le corps jeune. »

« Eh bien, vraiment! constata Mrs. Darnley, nous ne sortons pas des miracles. »

« Nous n’en sortons pas, en effet, parce qu’ils n’existent pas », rectifia-t-il en souriant. « Ce qui paraît miracle aux yeux de l’un est chose normale aux yeux de l’autre.

Si je vous ait étonnée, il y a un moment, par une petite séance de « psychométrie », c’est que vous n’avez jamais entendu parler de cela ; et, cependant, rien ne paraît plus naturel à ceux qui cultivent cette science. » « Le seul véritable péché, c’est l’ignorance », fis-je, avec une feinte sévérité.

« Parfaitement juste », acquiesça Moreward.

« Ah! je voudrais bien être savante! » soupira Mrs. Darnley en s’apprêtant à nous quitter. Nous nous levâmes pour lui dire au revoir.

« Vous n’oublierez pas mon conseil? » insista Moreward en lui tapotant la main. « Nous verrons », répliqua-t-elle, avec une obstination toute féminine. Il s’inclina courtoisement, et la regarda s’en aller. « Ouf! soupira-t-il d’un air de bonne humeur, lorsqu’elle fut hors de vue ; j’avoue que l’atmosphère  d’une pharisienne est particulièrement étouffante… Le départ de cette femme est comme la fuite d’un épais nuage noir. » Je ris. –

« Réellement, dit-il, les pharisiens sont bien loin du Royaume de Dieu: voir « inconvenant » dans toutes les choses innocentes et belles, c’est vivre dans un enfer préparé par soi-même. »

« Je suppose que Sylvia et son poète sont déjà amoureux l’un de l’autre, observai-je, et que vous devez le savoir, bien que vous ne les ayez pas trahis? »

« Oui, dit-il, une excellente chose aussi. Il a besoin d’elle pour stimuler ses facultés créatrices et elle a besoin de lui pour développer des qualités encore latentes. Le côté sentimental cédera tôt ou tard, mais l’amitié demeurera. »

« Pensez-vous que la mère sera… » « Pendant un temps, oui. Le respect du conventionnel, mon ami, est une des pires formes de la vanité, parce que très insidieuse.

Mrs. Darnley, la pauvre créature, est lâche par pure vanité ; son unique peur, c’est le jugement du monde. Elle ne vit pas dans le large univers de l’amour, mais dans une sorte de prison. A propos, ajouta-t-il, vous voyez Miss Sylvia plus souvent que moi: s’il se présente pour elle des difficultés, voulez-vous m’en avertir? » « Certainement », dis-je. 

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Chapitre VI

Une apparition

Le chapitre précédent aura fait comprendre que J. Moreward Haig était doué de certains pouvoirs que l’on ne trouve pas chez le commun des hommes, bien qu’ils se rencontrent plus fréquemment de nos jours qu’au temps où se passe mon récit.

Il était naturel que ces pouvoirs m’étonnassent et que j’eusse essayé de sonder Moreward à leur sujet. Mais, quant à l’amener à en faire montre en présence d’autres personnes pour leur en prouver l’existence, c’était là une toute autre question. En fait, il m’avait prié de garder un silence absolu sur ses facultés extraordinaires ; il m’avait dit que, chaque fois qu’il se sentait appelé à en faire usage pour venir en aide à son prochain, les commentaires qui s’ensuivaient lui étaient si désagréables, qu’il souhaitait qu’on ne les provoquât pas inutilement.

« Les êtres les plus évolués de cette planète, disait-il, quand nous discutions le sujet, ne se servent pas de ces pouvoirs, même de la manière inoffensive dont je l’ai fait à l’occasion, quoique, sur le terrain de la psychométrie, ce soient des performances aussi banales que de jouer du piano avec dextérité ou de prononcer un beau discours. En réalité, ces pouvoirs, et d’autres, supérieurs encore, ne sont, pour le disciple de la sagesse occulte, que les marches par lesquelles il monte vers la foi ; je pense à cette foi d’essence unique et précieuse qui lui inspire l’héroïsme nécessaire pour marcher sur le sentier ardu menant à l’émancipation finale. Voilà pourquoi l’Adepte de la science occulte communique à ses élèves quelques-uns de ses pouvoirs dits miraculeux, mais ne songera jamais à les révéler à d’autres humains, ce qui ne serait ni moral, ni sage, ni prudent, – car les hommes ne sont pas encore préparés à les comprendre. »

Un jour que quelques personnes curieuses de ces questions et moi-même encouragions Moreward à nous exposer les mystères de l’occultisme, on se mit à parler de la possibilité de lire les pensées d’autrui, et de la légitimité d’un tel acte. Il nous raconta alors une histoire qui, si elle fût tombée des lèvres d’un autre, nous eût semblé dans sa triste scélératesse presque invraisemblable. « Je dois, bien entendu, adopter des noms fictifs, nous dit Moreward, certains personnages de cette histoire pouvant encore être en vie et le héros principal – un de mes élèves -résidant actuellement à Londres. Ceci se passe à l’époque où cet élève était en train de se « réveiller », c’est-à-dire au moment où ses facultés psychiques latentes commençaient à se manifester, sans qu’il eût encore appris à exercer sur elles un contrôle suffisant. Nous le nommerons Sinclair. C’était un homme de trente-huit ans, très vigoureux d’allure. Trois autres personnes entrent en jeu: deux frères, que nous nommerons Henry et Charles Thompson, et une femme, Ethel, l’épouse d’Henry. « Ethel et Henry n’étaient pas heureux en ménage, et nul ne l’ignorait, car ni l’un ni l’autre n’avait la faculté de donner le change ; c’était, entre eux, un échange de politesses glacées, plus significatives que d’occasionnelles et franches querelles. On savait, en outre, qu’Henry se droguait, poussé à cela, disait-on, par le caractère désagréable de sa femme « Quant à Charles, il ressentait pour son frère le mépris qu’ont pour les faibles certains hommes vigoureux et doués de puissants appétits.

Il regardait ce névropathe comme la honte de la dynastie familiale, mais il enviait son patrimoine.

Il haïssait son frère dans son for intérieur, tout en jugeant opportun de rester en bonnes relations avec lui, car il avait ainsi l’occasion de jouir du luxe et des amusements (tir, chasse…) que permettent la fortune et un vaste domaine. « Quant à Sinclair, son intérêt pour cette famille était purement altruiste, et basé sur d’anciennes relations avec Henry: ils avaient été camarades d’école, puis étudiants ensemble à Oxford. Henry, de son côté, aimait Sinclair autant que pouvait aimer un être de nature si mesquine ; et Sinclair, espérant faire tant soit peu de bien à son ami, cultivait, au lieu d’y renoncer, une amitié qui, sans cela, fût morte de sa belle mort. « Le dramatique incident que je vais relater se passa dans la maison de campagne des Thompson, où Sinclair et Charles se trouvaient en visite, et seuls hôtes d’Ethel et d’Henry. L’effet produit sur Henry par les drogues qu’il absorbait devenant de plus en plus apparent, Ethel répugnait à inviter d’autres personnes, qui eussent été témoins de ce spectacle dégradant. Lorsqu’elle était à ses affaires et Henry trop agité de corps et d’esprit pour supporter la compagnie des autres, Sinclair et Charles, laissés seuls ensemble, sortaient à pied et à cheval, ou lisaient au coin du feu.

« C’est alors que Sinclair commença à ressentir une singulière impression: dès qu’il se trouvait seul avec Charles, sans qu’aucun d’eux parlât, une certaine image se dressait devant lui – une horrible image, en vérité! La première fois qu’il en prit conscience, elle était encore si vague et si mal définie, qu’il la repoussa comme une de ces absurdes rêveries qui s’insinuent parfois dans les états de demi-conscience. Mais, comme, avec le temps, l’apparition persistait, devenant toujours plus nette et plus précise, il se prit forcément à croire qu’elle devait avoir une étrange, voire une funeste signification. Circonstance curieuse: chaque fois qu’elle s’imposait très fortement à lui, Charles, son compagnon, semblait spécialement distrait et fixait l’espace devant lui, d’un air concentré, tandis que lui-même se sentait la conscience comme envahie par une sensation de haine et de ruse… que, le voulût-il ou non, il ne pouvait arriver à bannir. » « Mais, cette vision, interrompis-je, quelle était-elle donc? »

« C’était l’image de Charles, debout au chevet d’Ethel, l’étouffant dans un coussin, puis lui versant dans la gorge le contenu d’un petit flacon bleu. »

Nous poussâmes des exclamations diverses. « Ce n’était là qu’une partie de la vision, continua-t-il. Vous en saurez le reste plus tard ; vous la décrire maintenant serait gâter mon histoire. « Trois jours se passèrent ; la vision meurtrière s’imposait de plus en plus à Sinclair et devenait une telle obsession, qu’il en eut enfin la certitude d’être en face non pas d’une simple pensée, mais d’une intention diabolique.

Comment agir? C’était le problème qui torturait son esprit. Accuser un homme de vouloir assassiner sa belle-sœur est chose hasardeuse…

En effet, – à quel mobile eût obéi cet homme en se débarrassant d’Ethel? Car je vous rappelle que la grosse partie de la fortune d’Henry devait échoir, à sa mort, à Charles lui-même. En outre, on n’avait pas le plus léger motif de croire que Charles et Ethel n’étaient pas en termes amicaux ; le bruit avait même couru, depuis peu, que Charles semblait témoigner à Ethel un peu plus d’égards que la correction n’en exigeait de la part d’un beau-frère.

« Il y avait toutefois, pour Sinclair, un moyen d’intervention possible: avertir Ethel qu’il avait à son sujet un terrible pressentiment et la prier d’être spécialement sur ses gardes ou, mieux encore, de trouver quelque excuse pour s’en retourner à Londres immédiatement.

Par malheur, il avait affaire à une femme non seulement très positive (et ayant, pour les impressions occultes, l’indulgent dédain que donne la complète ignorance du sujet), mais encore à une femme effroyablement entêtée. La première allusion qu’il fit à ses inquiétudes fut accueillie par les sarcasmes, d’ailleurs sans méchanceté, d’Ethel, qui l’accusa de se complaire dans des superstitions de vieille fille et des imaginations d’un romanesque démodé. Quant à formuler des conseils, il y renonça presque d’emblée, tant il y avait peu de chance qu’elle les suivît ; il n’insista donc pas.

« En essayant d’avertir Ethel, il obtint cependant un résultat: la certitude qu’il ne se méprenait pas  sur les intentions de Charles. Ethel ayant, pour taquiner Sinclair, reparlé à table des pressentiments de celui-ci, il put constater l’effet produit sur Charles par ce genre d’entretien.

Les yeux sans soupçon d’Ethel et d’Henry n’observèrent rien d’insolite, parce qu’ils ne cherchaient rien ; mais l’embarras manifeste de Charles n’échappa point au regard pénétrant de Sinclair. « Je vous ai dit qu’Ethel et Henry n’étaient pas en bons termes: vous ne serez pas étonnés qu’ils fissent chambre à part, logeant même aux deux extrémités de la maison.

La chambre de Sinclair se trouvait à côté de celle de Mrs. Thompson, et la chambre de Charles à mi-chemin entre celles des deux époux. Toutes les pièces ouvraient sur le même long corridor. En dépit de sa conviction toujours accrue du danger qui menaçait Ethel, Sinclair – étant donné la manière dont avaient été accueillis ses « pressentiments » – savait qu’il serait vain de l’engager à verrouiller sa porte la nuit. Il sentait tout argument inutile. En revanche, il fit une chose qui peut paraître étrange et illogique ; il se creusa la cervelle, pour trouver un moyen de persuader Henry de s’éloigner de chez lui plusieurs jours consécutifs. »

« Mais la vie d’Henry Thompson n’était pas menacée! » objectèrent plusieurs d’entre nous. « C’est justement le singulier côté de cette histoire. Attendez, vous verrez. D’abord, il songea à faire en sorte qu’un ami d’Henry lui adressât une dépêche fictive, réclamant, sous quelque prétexte, sa présence à Londres pour un temps assez long.

Mais le prétexte étant trop difficile à trouver, Sinclair dut y renoncer. Quant à implorer Henry de quitter la maison simplement parce que lui, Sinclair, avait le pressentiment d’un danger menaçant son ami, le procédé eût été aussi inefficace qu’auprès d’Ethel. En fin de compte, il ne lui restait qu’une unique chose à faire: attendre et voir venir -mais en passant, cela va sans dire, des nuits blanches à faire le guet près de sa porte, pour le cas où les pas de Charles viendraient à se glisser sournoisement vers la chambre d’Ethel.

« Même ainsi, la vie d’Ethel demeurait en danger. Si Sinclair empêchait Charles d’entrer dans la chambre – ce qui ne serait pas bien difficile – il n’aurait plus en mains de quoi fournir la preuve évidente de ses intentions criminelles.

Quant à l’y laisser pénétrer pour le prendre, ensuite, en flagrant délit de meurtre, ce dernier moyen laissait à Charles la faculté de s’enfermer à clef avec Ethel et, s’il était dérangé, de se retrancher derrière l’aveu, bien moins grave, d’un prétendu adultère.

« Pendant trois interminables nuits, Sinclair fit le guet, en apparence inutilement. Il n’y eut rien d’anormal. Il avait mis son fauteuil tout près de sa porte, qu’il poussa suffisamment pour que, du dehors, elle parût fermée.

Puis, il s’était installé de façon que son oreille, placée contre l’entrebâillement, pût saisir le moindre son dans le corridor. « Au cours de la quatrième nuit, alors que, cédant à la fatigue, il était tombé dans une demi torpeur, il lui sembla entendre une voix parler dans sa propre tête… et, cependant, par un étrange phénomène, extérieure à lui-même.

Cette voix disait, d’un accent impérieux: Éveille-toi, et agis!

Il ouvrit les yeux dans un sursaut d’épouvante, car sa faiblesse eût pu coûter la vie à Ethel – et son regard rencontra, en face de lui, la silhouette d’un homme qui lui était bien connu… « Tu dois les sauver tous trois! » commandait cet être. « Glisse-toi dans sa chambre à elle, dissimule-toi derrière son lit – puis attends! Ferme ta porte et la sienne. Sois prompt, ne fais aucun bruit ». Ce fut l’affaire d’un instant que d’exécuter cette injonction. En entrant dans la chambre d’Ethel, il comprit, à son souffle régulier, qu’elle était, sans nul doute, plongée dans le plus profond des sommeils. C’était, heureusement, une nuit de pleine lune ; il pouvait distinguer chaque objet dans la chambre et ne risquait pas de buter contre un meuble et de réveiller la jeune femme. Très doucement, il rampa vers l’extrémité du lit la plus éloignée de la porte, et s’allongea à terre pour attendre. « Il passa cinq ou dix minutes à écouter « les battements de son cœur dans sa poitrine », comme disent les romans-feuilletons.

Alors la porte s’ouvrit et se referma doucement… et des pas s’approchèrent du lit. Puis, ce fut le bruit mat d’un coussin de plumes appliqué sur un visage… En moins de trois secondes il s’était redressé, jeté sur Charles par derrière et, d’un coup brusque, avait précipité à terre le petit flacon bleu – tandis qu’Ethel elle-même, rejetant l’oreiller de sa face, se dressait violemment, sous le coup de la plus complète surprise… Ce qui se passa tout de suite après, Sinclair s’en souvient à peine, car il était engagé dans un double pugilat, en gestes et en  paroles, son principal effort visant à empêcher Charles de se ruer hors de la chambre avant qu’Ethel eût pu découvrir son identité.

Il se rappelle le confus mélange de trois voix posant toutes la même question, tandis qu’Ethel bondissait hors de son lit pour faire jaillir la lumière.

Puis, il se voit, débarrassé de Charles, le dos appuyé contre la porte de la chambre dont il garde l’issue, et se souvient qu’il implorait les deux autres de baisser la voix, pour éviter de réveiller les domestiques et de provoquer un scandale. « Vous devinez le reste: Charles, acculé, tenta de bluffer et s’y prit fort mal.

Aux questions indignées d’Ethel concernant l’oreiller et le flacon de laudanum, il se tourna sans hésiter contre Sinclair, l’accusant d’une tentative de meurtre. Lui, Charles, avait perçu un léger bruit et, croyant à la présence de cambrioleurs, était sorti dans le corridor, juste pour voir Sinclair pénétrer dans la chambre d’Ethel. Alors il l’avait suivi… Mais Sinclair ne se laissa nullement intimider. S’emparant de l’oreiller gisant à terre, il le tint d’un bras ferme comme un étau. « Cela ne prend pas, dit-il ; cet oreiller vient de la chambre rouge ; il est même marqué: Chambre rouge. Ce flacon sort de la chambre d’Henry, et vous l’avez volé sur sa table de chevet. Niez, si vous l’osez: il sera facile d’appeler Henri pour le prouver! »

« Mais Charles essaya encore de « crâner ». « Bonté divine, cria-t-il, pour quel motif aurais-je voulu assassiner ma belle-sœur? Supposez-vous qu’un jury va croire une pareille absurdité! » « Vous m’avez bien accusé, moi, il y a un instant, et cependant, quel mobile eût pu me pousser? Après sa mort, l’argent de la famille ne passera certes pas à moi! » – Telle fut la tranquille réponse de Sinclair. « Et croyez-vous que j’hériterais d’elle, imbécile! » ricana Charles. « Si j’avais voulu tuer quelqu’un pour avoir son argent, c’eût été plutôt mon frère! » « C’était précisément votre frère que vous vouliez atteindre! Vous alliez tuer votre belle-sœur, articula lentement Sinclair, en escomptant que votre frère serait pendu pour ce crime. » « Ici, Charles, vaincu, s’effondra. »

Moreward fit une pause, comme s’il cherchait à se rappeler le reste de l’histoire. « Je ne vois pas très bien, dit l’un de nous, le rapport qu’il y avait entre cet oreiller et ce laudanum? » « Vous saisirez quand je vous aurai relaté ce qui se passa plus tard, répliqua Moreward en souriant.

Ethel n’était rien moins qu’une femme émotive: les femmes émotives n’ont guère l’habitude d’épouser les hommes pour leur argent. C’était au contraire un type de femme dure et froide qui n’avait jamais donné le moindre signe de poltronnerie ou d’hystérie.

Elle se montra simplement furieuse, pleine de la « colère du juste ». Elle voulait que justice fût faite, mais ne désirait pas exercer une vengeance ouverte, car elle répugnait beaucoup à ce qu’on la sût la belle sœur d’un assassin. Dès le début il fut clair pour elle que Charles était coupable, à tout le moins, d’un acte extrêmement lâche, car le contraste entre l’attitude des deux hommes était par trop frappant.

Toutefois, jusqu’à ce que Sinclair lui eût expliqué le sinistre enchaînement de circonstances qui l’avaient amené à faire l’effort de la sauver, elle ne fut pas totalement convaincue de la foncière vilenie de son beau-frère. « La vision qu’avait eue Sinclair, et dont je ne vous ai décrit que la première partie, était l’image de Charles se glissant dans la chambre d’Henry, tandis que celui-ci sommeillait lourdement sous l’empire des drogues, dérobant le flacon de laudanum, étouffant Ethel dans son oreiller et lui ingurgitant le poison. Venait ensuite une scène de tribunal:

Henry assis au banc des accusés, inculpé du meurtre de sa femme, et menacé de la pendaison. L’issue du procès eût-elle été la condamnation de cet innocent? Cela est difficile à dire, mais bien des faits parlaient contre lui. Henry et Ethel étaient connus pour vivre dans une discorde presque déclarée. En outre, Charles avait eu, les derniers temps, des attentions marquées pour sa belle-sœur, ce qui pouvait faire croire à la jalousie d’Henry et lui donner des raisons de vengeance contre sa femme. Si Sinclair n’était pas intervenu, on eût sans doute assisté à l’une des plus terribles erreurs judiciaires de notre temps. 

« Ce qui se passa fut, heureusement, différent. Sinclair, ayant enfin convaincu Henry et Ethel de la culpabilité de Charles, on persuada celui-ci de quitter le pays en échange de la promesse de ne pas porter plainte contre lui. – Tel fut le dénouement de cette tentative d’assassinat, inspirée par la seule cupidité, génératrice de bien des tragédies ; – et c’est ici que finit mon histoire. »

« Pas tout à fait! dit l’un de nous, car vous avez omis de nous dire qui était la forme humaine apparue dans la chambre de Sinclair? »

« L’apparition? fit Moreward d’un air pensif ; mais ceci me semble de peu d’importance… » « Comment! mais c’est la moitié de l’histoire! » « Puis-je me fier entièrement à votre discrétion? » demanda-t-il d’un ton grave. Nous lui en donnâmes l’assurance. « Eh bien, l’apparition, c’était moi-même. » 

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Chapitre 7

L’échec de Daisy Templemore

J’ai connu Daisy Templemore lorsqu’elle n’avait encore que neuf ans et, dès cet âge tendre, j’avais prédit, et d’autres avec moi, qu’elle serait plus tard audacieusement « flirt ».

Il en fut bien ainsi.

Dès l’âge de dix-sept ans, et jusqu’au moment où se passa cet épisode – dix ans plus tard – elle fut occupée par une série de flirts extrêmement poussés, auxquels ses fiançailles, à l’âge de vingt-six ans, avec un officier anglo-italien, ne mirent nullement le point final.

Ce jeune homme, revenu des Indes, avait obtenu la main de Daisy – avec une bien petite portion de son cœur. Puis, il s’en retourna d’où il était venu, la laissant libre de poursuivre tranquillement son existence de flirteuse.

Bien que j’eusse environ douze ans de plus que Daisy, et qu’elle fût une coquette fieffée, nous nous traitions en bons camarades ; j’ajoute que j’étais l’un des très rares hommes auxquels elle daignait accorder son entière confiance et auxquels elle faisait l’honneur de ne pas flirter avec eux. Très recherchée dans une certaine société londonienne – où personne n’eût songé à contester son esprit et sa joliesse – Daisy devait inévitablement y faire, tôt ou tard, la connaissance de mon ami au large cœur.

Je ne fus même pas surpris d’apprendre qu’elle avait entamé de savantes machinations pour attirer à elle ce personnage si fort apprécié, mais si difficile à enjôler…

Ici, je dois dire un mot de l’attitude de Moreward envers les femmes. Imaginons un instant la femme comme un beau paysage qui, en dehors de son charme, aurait l’humaine faculté de parler, d’éprouver de la joie, de souffrir… Moreward était, devant ce paysage, le spectateur qui contemple avec admiration et sympathie, mais sans nul désir de possession – qui, en d’autres termes, ne demande au paysage que d’être ce qu’il est. Telle était l’attitude de cet homme hautement évolué en face du beau sexe.

Envers tout ce qui vit, il était animé de cette intense bienveillance que définit le mot amour ; Mais il ne demandait, à ceux avec qui il entrait en contact, rien de plus que d’être eux-mêmes, excepté, toutefois, lorsqu’il s’agissait d’une relation de maître à élève: là, il demandait (mais en usant d’une patience et d’une indulgence sans égales) certaines qualités qui devaient profiter avant tout au disciple lui-même.

Et voici qu’à ma vive indignation, Daisy Templemore s’essayait vilainement à le séduire! En effet, voyant ses coquettes avances accueillies avec l’affectueuse cordialité qu’il témoignait au beau sexe, mais insatisfaite d’un traitement qui la mettait au niveau de n’importe quelle autre, elle recourut au moyen douteux de s’enrôler parmi les élèves auxquels Moreward enseignait la sagesse occulte.

Moreward n’avait pas cette rigide fierté de certains Anglais qui redoutent de laisser voir leurs sentiments tendres. Lorsqu’une âme humaine pouvait retirer quelque bien du témoignage direct de son affection, il n’hésitait pas à la manifester, fût-ce à un homme, à une femme ou à un enfant. D’où les jugements sévères que portaient sur lui les pharisiens de salon ; mais leurs propos calomnieux exerçaient sur son calme esprit autant d’effet que le bêlement de quelques moutons.

« La paisible et belle sensation d’aimer les autres, me disait-il un jour, perd quelque chose de sa valeur si nous ne leur en faisons pas part. Le contact d’une main sympathisante, l’étreinte d’un bras affectueux, peuvent réconforter un être qui souffre, plus que de nombreuses paroles ; l’absence d’expansion n’est trop souvent que de l’orgueil mal placé, dérivant de cette idée qu’aimer, c’est, en quelque obscure façon, s’abaisser. »

Daisy parviendrait-elle à prendre Moreward dans ses filets? Voilà une question qui me préoccupait énormément: j’allais même jusqu’à mettre mon ami en garde contre ce caractère intrigant. Il se borna à rire, assurant qu’il ne se laissait pas facilement éblouir par la séduction féminine. Puis nous abandonnâmes le sujet. Mais, un jour, je rencontrai une certaine Miss Dickenson, qui se disait la seule amie féminine que possédât Daisy Templemore. Elle me tint un langage qui me replongea dans mes perplexités. 

« Votre ascétique ami ne semble pas aussi invulnérable qu’il le prétendait », commença-t-elle. « Vraiment? Que se passe-t-il donc? » « N’avez-vous rien entendu dire au sujet de Daisy et de lui-même? » « Rien de particulier, non. » « Eh bien, mon cher, vous retardez beaucoup! »

« Peut-être, convins-je, feignant de n’être que médiocrement intéressé. » « Ne savez-vous donc pas qu’il est amoureux d’elle et que Daisy en est, ou feint d’en être très troublée, à cause de son fiancé ? » J’étais, intérieurement, furieux. « Qui vous a rapporté cette histoire? » demandai-je vivement. « Mon Dieu, mais tout le monde en parle! »

« Tout le monde clabaude, alors! » rétorquai-je. « Vous n’avez pas besoin de vous fâcher », répondit-elle. « Daisy continue donc son stupide petit jeu ; réellement, cela a cessé de m’amuser, repris-je avec irritation. C’est très gentil de flirter – mais lorsqu’elle veut nous faire croire, premièrement qu’un homme l’aime, et secondement qu’elle en est bouleversée, cela devient plus que ridicule! Je suppose que c’est elle-même qui vous a mise au courant de ce prétendu amour? » ajoutai-je plus tranquillement.

Miss Dickenson hésita. « Oui, je vois ce qui en est », conclus-je.

« Eh bien, je vous parie, moi, tout ce que vous voudrez, que Moreward ne songe pas à être amoureux d’elle! » « N’en soyez pas trop certain! » fit-elle. Je changeai alors d’entretien. La première fois que je revis Moreward Haig, je lui rapportai cette conversation sans lui cacher ma réelle inquiétude. Une fois de plus, il rit, d’un air de tranquille amusement et comme s’il n’eût vu que le côté comique de cette affaire. « Mon ami, dit-il enfin, votre indignation est généreuse, mais vaine ; pourquoi prendre la peine de vous tourmenter pour moi alors que je ne vois pas là le moindre sujet de trouble? » « Je ne savais pas… dis-je. Pareille ingratitude de la part de Daisy mériterait pourtant d’être châtiée. »

« La loi de cause à effet se charge, par elle-même, de châtier les gens, dit-il calmement, en sorte que personne n’a besoin de punir son prochain par sa colère ou par tout autre moyen. »

« Mais je ne puis laisser quelqu’un tromper un de mes amis… » persistai-je.

« II peut être parfois utile d’intervenir, mais pourquoi prendre la chose au tragique? Si un chat miaule dans une chambre, sortez-le de la chambre, mais ne maudissez pas le chat: c’est dans sa nature de miauler, comme c’est dans la nature de certaines personnes d’être ingrates. »

« Je voudrais bien être à la hauteur de votre philosophie », dis-je avec admiration. Il sourit en signe d’acquiescement, mais parut ignorer le compliment.

« Rien n’est bouleversant en soi-même, poursuivit-il d’un ton pensif. Ce qui trouble un enfant ne trouble pas un adulte, parce qu’il est plus près du Bonheur absolu. Identifions notre esprit avec ce bonheur, qui est au-dedans de nous, et rien en ce monde ne pourra nous causer ennui ou chagrin. »

« Idéal difficile à atteindre », fis-je sceptiquement. « Le temps et l’inclination peuvent tout accomplir. Quant à Miss Daisy, votre sympathie lui sera plus utile que votre indignation. » 

« Comment cela? » fis-je étonné.

« Elle souffrira bientôt de sa propre colère et de sa vanité blessée: car ses actes portent en eux mêmes leur châtiment. » Et il en fut bien ainsi, comme je ne devais pas tarder à l’apprendre. N’ayant pas revu Daisy depuis un certain temps, je me rendis chez elle un après-midi, et fus introduit dans son boudoir, où ne se trouvait heureusement pas d’autre visiteur.

Elle était de méchante humeur et ne se donnait pas la peine de le dissimuler. Je lui demandai ce qu’il y avait: avec une perversité toute féminine, elle nia qu’il y eût quoi que ce fût. Je changeai donc de sujet, et cette simple tactique eut l’effet désiré. Après avoir découragé, par ses répliques monosyllabiques, tous mes essais de conversation, elle révéla brusquement le secret de son mécontentement.

« Eh bien, il est gentil, votre ami! s’exclama-t-elle ; jamais je n’ai été traitée aussi indignement! » Je l’informai que je possédais un grand nombre d’amis, et qu’elle ferait bien de préciser. « Oh! je parle de votre sage, de votre mystique, de votre philosophe, ou je ne sais quoi encore! » répliqua-t-elle violemment. « Regardez cela! » Et, fouillant dans son petit sac, elle me tendit une lettre dont je reconnus sur-le-champ l’écriture. La lettre était ainsi conçue: « Mon amie, je crains que nos relations n’aillent à fin contraire si nous ne nous expliquons pas clairement sur nos intentions respectives. Plusieurs fois, ces dernières semaines, je vous ai donné – à mots couverts – de discrets avertissements que j’espérais que vous saisiriez sans autre: je voulais vous éviter le désagrément et l’humiliation d’une explication trop crue. Mon espoir a été déçu, et me voici contraint de vous écrire cette lettre, que je vous demande de me pardonner, pour vous dire que, désormais, vous ne serez plus mon élève en science occulte et recherche de la vérité spirituelle: car vous avez fermé de vos propres mains la première porte, qui conduit au Sentier de la Connaissance. A vrai dire, votre intention n’a jamais été de trouver cette porte, mais seulement d’arriver à une intimité plus grande, de nature spéciale, avec moi-même, en prenant pour atteindre votre but le prétexte de la recherche de la Sagesse Divine. Cette intention, bien que déloyale, eût été plus ou moins excusable (je parle de façon relative, car toute faiblesse humaine est compréhensible à un esprit vraiment tolérant) si c’eût été le véritable amour qui vous eût incitée, et non pas une indéniable et immense vanité. Cela étant, malheureusement, je ne saurais en aucune façon encourager un trait de caractère qui, inévitablement, vous conduira tôt ou tard à votre perte. Je me vois donc contraint de vous parler, cette fois, sans ambiguïté. Vous m’avez écrit trois fois des lettres pleines de reproches sur la rareté de mes visites, et aussi de mes invitations, soulignant que j’étais un professeur d’une part trop peu fervent à votre égard, d’autre part trop zélé à l’égard de Mrs. H., cette dernière – comme vous le donnez à entendre si généreusement -étant une élève peu intéressante, en raison de ce que vous et d’autres appelez « son passé ».

Mon amie, laissez-moi vous faire observer qu’il y a « passés » et « passés », et qu’il sera beaucoup pardonné à ceux qui ont beaucoup aimé. Car j’ajoute qu’un cœur réellement aimant est la première des qualités requises pour trouver le sentier de la Connaissance. Vos innombrables flirts (je vous demande pardon d’y faire allusion) ne sont pas des « affaires d’amour », mais seulement des «affaires de vanité»: là est la regrettable distinction à faire. « Vous vous êtes complue à exciter les passions amoureuses des hommes sans avoir la moindre intention d’y répondre, et vous avez essayé le même jeu avec moi, mais sans succès, parce que les passions ne « mordent » pas sur celui qui place son intérêt dans des préoccupations plus profondes.

Ce « passé » même, que vous jetez inconsidérément à la face d’une autre personne, est justement la chose que votre incapacité d’élan et d’oubli de vous-même vous a interdit de vous créer. Votre vanité vous pousse, en quelque sorte, dans deux directions opposées: d’une part vous avez l’incessant besoin d’entendre des paroles d’amour, mais d’autre part le besoin de ne rien donner en retour, afin de garder votre réputation intacte en posant à la reine inaccessible. « Les choses étant ainsi, puis-je, en tant que membre – d’ailleurs très modeste – d’une Confrérie qui travaille au progrès spirituel de l’humanité, et rien qu’à cela, consacrer mon temps à vous enseigner une sagesse que vous n’avez aucun désir d’acquérir? Si vous aviez ce sincère désir, votre vanité même ne serait pas un obstacle à mon effort d’initiation, car tôt ou tard elle tomberait 27 d’elle-même. Comme cette aspiration vraie n’habite pas en vous, je dois, à regret, me contenter d’être non plus votre « instructeur », mais simplement, et, malgré tout, sincèrement, Votre ami, J. M. H. » « Une lettre remarquable, fis-je brièvement, après l’avoir lue d’un bout à l’autre, si remarquable que j’aimerais bien la conserver. Mais, je suis surpris que vous me l’ayez montrée, car c’est vous, et non lui, qui en ressortez un peu noircie! » Or, à ce moment-là, Daisy Templemore fut si absorbée par l’extrême dépit que lui causa ma réflexion, qu’elle en oublia de me redemander sa lettre, laquelle repose aujourd’hui encore dans mon bureau… Quand je revis Moreward, je mentionnai le fait que j’avais lu sa lettre et fis quelques commentaires sur les reproches si mérités qu’elle contenait. Son attitude à l’égard de cette lettre et de Daisy ellemême me montra que si le blâme était sous sa plume, il n’était pas dans son cœur ; car, après m’avoir parlé d’elle avec une extrême gentillesse, il me conta une petite histoire de l’Inde: « Il y avait une fois un gros serpent qui vivait dans un arbre au bord de la route, s’amusant à attraper et à tuer tous les passants. Un jour, passa par là un grand sage, qui lui demanda pourquoi il se complaisait à de si cruelles actions, lui expliquant qu’elles ne pouvaient que lui attirer, tôt ou tard, la souffrance à lui-même. Le serpent promit de ne plus attaquer les gens, et le sage reprit sa route. Mais quelques mois plus tard, le sage, repassant par là, trouva le serpent dans un pitoyable état, et lui en demanda la raison. Le serpent dit: « O Grand Sage, j’ai suivi ton conseil, et vois-en le résultat! Dès que j’ai cessé d’attaquer les passants, eux m’ont attaqué et réduit à l’état où tu me vois. » –

« Ah! fit le sage avec un sourire de compassion, je t’avais recommandé de ne pas les molester ; mais je ne t’ai pas défendu de les effrayer s’ils essayaient de s’en prendre à toi! »

« Donc, votre lettre n’était destinée qu’à effrayer Daisy ? fis-je en riant. Mais, sûrement, vous avez dû deviner, dès le début, sa véritable nature? »

« Oui, mais les déductions et les pronostics psychiques ne sont jamais infaillibles, dit-il doucement. Si, emmenant à la promenade un chien très belliqueux, vous en apercevez un autre à distance, vous parierez presque à coup sûr qu’un combat va s’ensuivre. Puis, après tout, rien ne se passe… car dix choses peuvent intervenir pour empêcher ce combat. » Je ris de la comparaison. « Ainsi, poursuivit-il, nous ne fermons jamais la porte définitivement sur quelqu’un, nous admettons que nos pronostics ont une chance de se montrer faux. – Malgré tout… je risque encore un pronostic: c’est que Miss Daisy sera, d’ici peu de temps, encombrée d’un « passé ». Elle va épouser son officier et sera divorcée dans moins de trois ans. » Et ce fut bien ainsi que les choses se déroulèrent.

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Voici l’introduction de ce livre.

Introduction

L’histoire – si je puis l’appeler ainsi – du personnage que je vais évoquer devant vous, est une histoire véritable.

Son héros a bien réellement existé, quoique, comme je l’explique plus loin, je sois contraint, pour plusieurs raisons, de cacher son identité. Si je souligne le fait de son existence, c’est que bon nombre de gens pourraient mettre en doute la possibilité d’atteindre le niveau de perfection morale qu’il avait incontestablement atteint et me regarder comme l’auteur d’une fiction plutôt que d’un récit véridique.

D’ailleurs, l’homme dont je vais parler n’est pas le seul qui soit parvenu à un si haut degré d’évolution spirituelle. Non seulement beaucoup d’êtres comme lui vivent certainement parmi nous à l’heure présente, mais encore, si l’on ajoute foi aux documents de l’Histoire, il y en a eu dans le passé des centaines d’aussi grands, et même de plus grands que lui.

Notre siècle « de lumière », il est vrai, cherche à nier ou à rabaisser le pouvoir surprenant de ces hommes ; mais les penseurs sérieux qui se sont efforcés de percer le voile de la connaissance superficielle en viennent à conclure que le vieux truisme « Il n’y a pas de fumée sans feu » s’applique opportunément à ce genre de faits. Au surplus, les dénégations et objections de notre prétendue « civilisation » ne sont pas le signe de la vraie culture, mais celui de l’ignorance.

Nous devons tenir compte aussi de la contribution qu’apporte, à cet égard, le Roman de tous les temps. De Kalidasa (Poète sanscrit du 1er siècle av. J. C. ; auteur de Sakountala et d’Ourvaci.) aux plus récents ouvrage de fiction, nous voyons des récits, des drames et des romans traitant d’êtres mystérieux et merveilleux, presque aussi supérieurs à « l’homme de la rue » que l’âme humaine est supérieure à l’animal.

Ceci nous oblige à nous demander si l’imagination du génie créateur ne trouve pas sa source quelque part dans la Vérité.

Tous ces poètes, dramatistes, écrivains, ne feraient-ils que tisser le réseau fantaisiste de la Fable – et rien au delà? Si tel était le cas, pourquoi persisteraient-ils, malgré le ridicule dont les couvre la science, à nourrir l’esprit du public de mensonge et d’irréalité?… La réponse s’impose.

Consciemment ou inconsciemment, ils nous révèlent la vérité, leur sens subjectif étant averti de faits que leur sens objectif ignore encore. Oui, les Adeptes, les Sages, les Maîtres existent, et celui qui sait comment les chercher peut les trouver et se convaincre, une fois pour toutes, de leur réalité. Mais si j’ai conclu que, dans son fond, le roman repose sur la vérité, il reste qu’il est inexact dans le détail, et susceptible d’induire en erreur, puisqu’il mélange l’allégorie au fait sans tracer entre eux nulle ligne de démarcation.

Et, d’abord, les grands Adeptes de la Science spirituelle ne sont pas tout à fait aussi mystérieux que les écrivains de la fiction voudraient bien nous le faire croire.

Si deux de ces Maîtres (ou Mahatmas, ainsi qu’on les nomme souvent) résident, à ma connaissance, dans leurs lointaines retraites du Tibet, ce serait une erreur de croire que tous suivent leur exemple.

Je sais que plusieurs maîtres vivent actuellement en Angleterre, en Amérique, et qu’il y en a dans presque tous les pays du monde. Ils ne restent pas toujours au même endroit, mais vont d’un lieu à l’autre comme de simples mortels, parfaitement humains et parfaitement normaux dans leur apparence.

Dans leur apparence, seulement, mais non au jugement de ceux qui ont acquis une sagesse profonde, par un commerce étroit avec l’esprit et les exceptionnelles facultés de ces hommes.

Pour celui qu’une rencontre fortuite met en leur présence, rien, à part leur remarquable air de santé, de calme, de dignité et de force, n’éveillera le soupçon qu’ils possèdent des pouvoirs dont le commun mortel ignore l’existence.

Ne se vêtant pas d’habits excentriques, ne vivant pas dans des châteaux hantés, ces hommes, loin de vouloir exciter la curiosité ou l’admiration d’autrui, recherchent avant tout la simplicité.

Beaucoup d’entre eux affectent même quelque vice anodin – comme de fumer, par exemple – afin de se rendre aussi normaux que possible aux yeux du monde. Mais ceux qui, ayant les qualifications nécessaires, viennent à eux pour chercher la sagesse occulte, ont une tout autre impression: ils ont la révélation – rigoureusement cachée à tout autre – de ces merveilleuses personnalités.

Or, pour trouver, il est absolument essentiel de savoir comment chercher. Seul celui qui accepte cette nécessité découvrira la Vérité, une vérité qui est la quintessence même du merveilleux. Le profane, ne sachant que chercher, ne trouve rien, ou trouve fort peu de chose ; en sorte que, pour se faire une idée exacte d’un Adepte ou d’un Initié, il faut nécessairement s’en référer à son élève ou disciple, et à lui seul – car sa soif de sagesse occulte lui a conféré le droit de connaître les Maîtres tels qu’ils sont réellement, avec toutes leurs divines attributions.

Essayons d’imaginer un être humain exempt de toutes les faiblesses du simple mortel, au-dessus de l’égoïsme, de la vanité, de la jalousie, de la colère, de la haine et de tout autre vice analogue ; un être ayant, en outre, une conscience de la vie si intense, si infiniment réceptive, qu’on pourrait la définir par le mot de superconscience.

Cette superconscience implique nécessairement la sensation continuelle d’une Félicité infinie et d’un Amour infini, jointe à une sagesse et à un pouvoir suprême.

Ainsi l’Adepte, qui a la connaissance de lois de la Nature non encore révélées à toute l’humanité, est capable de manier ces forces naturelles d’une façon que l’ignorant ne peut imaginer.

Or, s’il se servait de ces forces en présence de non-initiés – ce qu’il se gardera bien de faire – ceux-ci, dans leur incrédulité et leur ignorance, taxeraient ces manifestations de supercheries et leur auteur de sorcier, voire d’imposteur.

Tant il est vrai que l’ignorant rapporte tout phénomène qu’il ne peut comprendre aux étroites notions dont son esprit dispose. Quant à l’aspect physique de l’Adepte, il est celui d’une imperturbable santé et, en bien des cas, d’une jeunesse étonnante : l’Adepte demeure dans la force de l’âge.

Ayant choisi de travailler au bien de l’humanité et jugeant qu’un organisme affaibli est impropre à cette œuvre, il fait agir sa science occulte sur les molécules de son corps physique et prévient ainsi les attaques de l’âge ; il meurt finalement quand il a décidé de mourir – pas un jour avant.

Une autre source de jeunesse et de parfaite santé, c’est son entière libération de l’anxiété, sa totale immunité à l’égard des émotions qui bouleversent, contribuent à user le corps et en compromettent l’équilibre. Ayant en lui l’éternelle Paix, les agitations de la vie lui paraissent aussi puériles que les tourments de l’enfant à l’homme adulte.

Mais, pénétré de l’Amour parfait, il peut sympathiser avec autrui comme une mère sympathise avec son enfant: dans chacun de ces petits chagrins qu’elle sait, cependant, devoir être passagers. La sympathie, pour avoir sa vraie valeur, doit être exempte de crainte et d’impressionnabilité ; aussi la calme et ferme compassion d’un Maître est-elle la plus précieuse, la plus réconfortante qu’on puisse imaginer.

Sa totale absence de crainte dérive de la Connaissance, seule base véritable de toute consolation, seul baume adoucissant au cœur saignant de l’Humanité ignorante et souffrante. J’ai tenté ce portrait imparfait d’un Adepte, dans l’espoir qu’il aiderait mes lecteurs à croire à la véracité de mon livre et les convaincrait de ma sincérité.

Qu’ils sachent qu’à mes yeux, la vérité – qu’elle soit étrange ou naturelle – est plus romanesque que la fiction. Si j’avais réussi, dans les pages qui suivent, à évoquer tant soit peu l’atmosphère merveilleuse émanant de la personnalité de mon Maître, je n’aurais pas – et c’est tout ce que puis espérer – totalement manqué mon but. Ce n’était pas chose aisée, puisque je ne pouvais me servir de ces artifices à grand fracas que la fiction appelle à son aide.

Un Adepte ou un grand Initié diffère tellement dans sa grandeur, d’un autre « grand homme » ; il se défie tellement de la renommée, de tout ce qui éblouit, que le seul moyen d’apprendre quelque chose de lui, c’est de l’approcher personnellement, au physique et au moral.

Dépourvu de vanité, redoutant toutes les formes de curiosité, il s’ingénie non pas à attirer, mais à détourner de lui l’attention. Lorsqu’il vit hors du monde, c’est pour méditer dans une entière solitude ; lorsqu’il vit dans le monde, c’est pour se dissimuler dans la foule.

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Lien : http://www.parolesvivantes.com/appels_livres/initie_1.pdf

Bonne lecture à vous qui passez par ici.

 L’initié par son élève.

 

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