1.3. L’INITIE PAR SON ELEVE : chapitre XV à XVIII

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 ECOLE FRANCAISE DU XXEME SIECLE. « PORTRAIT DE FEMME ». DESSIN A LA SANGUINE ..

Chapitre XV

La prison de Mrs. Burton

J’en étais venu à regarder Justin Moreward Haig comme un médecin des âmes, et chaque fois qu’une de mes connaissances me semblait avoir besoin d’un traitement mental et n’être pas totalement incurable, je le priais sans hésitation de m’accompagner chez elle – tout comme l’on amène le médecin chez un malade, avec cette seule différence que Moreward n’acceptait naturellement pas d’honoraires.

Une dame d’un certain âge, que je connaissais depuis quelque temps, Mrs. Burton, me paraissait avoir un spécial besoin qu’on l’aidât à transformer sa conception de la vie.

C’était une de ces personnes qui sont en mesure d’avoir tout ce qu’elles désirent, mais qui ne jouissent absolument de rien. En fait, elle avait élevé une barrière autour de sa personne, et vivait dans un état de repliement sur elle-même qui lui causait beaucoup de détresse, sans qu’elle fût capable d’en deviner aucunement la raison. N’étant pas assez habile, moi-même, pour entreprendre cette cure avec succès, j’appelais une fois de plus Moreward à la rescousse. Bien que Mrs Burton ne fournisse le prétexte d’aucun récit dramatique, elle me semble une démonstration de plus à l’appui de cette philosophie génératrice de paix que prêchait mon sage ami.

La première fois que nous allâmes la voir ensemble, dans son spacieux appartement de Belgravia, c’était par un de ces grands beaux temps londoniens, que voile toujours une légère brume. Au moment d’arriver à Belgrave Square, Moreward remarqua, avec un dégoût nuancé de bonne humeur, que nous entrions en contact avec la pire aura qu’il y eût dans Londres:

« L’atmosphère mentale, ici, est si étouffante et si dense, qu’elle pourrait presque se couper au couteau », disait-il. Et je riais, car ma mentalité peu sensitive ne pouvait percevoir de différence entre un lieu et un autre, sauf au point de vue de la beauté ou de la laideur.

A notre arrivée (je dois confesser, ici, que je tiens à mon thé de l’après-midi plus qu’à tout autre repas), Mrs Burton nous ayant offert le plus délicat et le plus recherché des afternoon-teas, je l’avalais d’une façon qui me fit rougir intérieurement et qui, chose plus grave encore, provoqua la remarque (faite par elle à quelqu’un d’autre) que j’étais un fameux gourmand.

C’est que, dans la vie, la seule occupation de Mrs. Burton, c’était de critiquer: de cette prison morale qu’elle avait élevée autour d’elle, elle contrôlait et épluchait chacun et toute chose, se figurant voir ainsi la vie sous un jour bien réel et se montrer une femme vraiment capable.

La première idée de Moreward fut de la faire parler et de la « laisser aller ».

Je suis parfaitement sûr qu’il n’aurait eu qu’à regarder son aura pour connaître à fond son caractère ; mais, comme il me le confia, cette méthode n’était, en pareil cas, pas la bonne.

« Il faut lui permettre de parler, pour qu’elle se rende compte que j’ai jaugé sa personnalité par des moyens parfaitement normaux et par nul autre. »

« Oui, dit Mrs. Burton, après l’échange de quelques lieux communs, je ne me fais malheureusement pas beaucoup d’amis… » « C’est grand dommage, n’est-ce pas? dit Moreward avec sympathie.

La vie devient dès lors de plus en plus solitaire. » « Elle l’est, en vérité, répliqua-t-elle un peu tristement. Mais, si peu de gens savent être de bons amis !

J’ai connu dans ma vie bien des désillusions. » « Vous avez eu, peut-être, à faire à des gens indignes de confiance? » suggéra-t-il.

« Oh! tout à fait indignes, ratifia-t-elle, et puis, c’est si difficile de trouver des êtres qui vous comprennent vraiment… » « Certainement, si l’on désire vraiment être compris, c’est, comme vous le dites, extrêmement difficile… »

Il me regarda une fraction de seconde, avec un clin d’œil qui disait à peu près: « Que de niaiseries nous débitons! »  « Je suppose que, vous-même, vous n’éprouvez aucune difficulté à comprendre les autres ? » ajouta-t-il avec déférence.

« Je ne crois pas en avoir beaucoup, confirma-t-elle, flattée du compliment. Naturellement on ne sait jamais… »

« Et moi qui croyais que vous aviez un si grand nombre d’amis ! » dis-je, hypocritement.

« Pas de vrais amis… » rectifia-t-elle. « Mais s’ils sont peu nombreux, du moins vous aiment-ils ? » « Sans doute », dit Moreward.

Elle eut un petit rire faussement modeste. « Oui, mais si l’on ne peut les aimer en retour, c’est si peu satisfaisant ! » « Ce qui flatte la vanité n’est jamais tout à fait insatisfaisant », remarquai-je. « Seulement, ce genre de satisfaction ne saurait suffire à Mrs. Burton ! » corrigea Moreward de façon flatteuse.

« Pour être tout à fait franche, non cela ne me suffit pas », repartit Mrs. Burton, avec un rire plus modeste encore. « Je suppose qu’une femme de votre caractère doit attendre beaucoup de ses amis ? » questionna Moreward.

« A vrai dire, répondit-elle, je ne puis guère juger de ces . choses… mais, évidemment, on attend un peu… »

« Ce serait, peut-être, un excellent programme que de ne rien attendre du tout ? » fit Moreward, comme si cette idée le frappait pour la première fois. « Ce serait curieux, dit-elle. Mais, je ne vois pas bien comment on le pourrait. »

« Simplement en adoptant, à leur égard, une attitude très tolérante. » « Mais, ce serait bien mauvais pour eux! » « Croyez-vous? » fit mon ami d’un air pensif. « C’est un état d’esprit très agréable, observai-je. Moreward m’a appris comment on le cultive en soi. » « Vraiment? fit-elle. C’est bien étonnant! Je n’aurais pas cru qu’on pût enseigner des choses de ce genre. » « Mais oui, on le peut », insistai-je.

« Bien, bien. Cependant, je craindrais de n’avoir pas la dose voulue de tolérance… Je suis trop… critique, et beaucoup trop réaliste. » « Être critique, est-ce réellement synonyme d’être réaliste ? » demanda Moreward d’un air songeur, et comme s’il n’y eût jamais pensé.

« On ne saurait vivre dans le rêve, dit Mrs. Burton. Il faut voir la vie telle qu’elle est. »

« Et pourtant, je me demande s’il existe quelqu’un qui voie la vie réellement telle qu’elle est, dit-il. C’est toujours la question de la paire de lunettes: mettez des lunettes bleues, et tout vous semblera bleu! »

« Il vaut mieux voir les choses bleues que de les voir irréelles », insista Mrs. Burton. « Les voir bleues, c’est justement les voir irréelles », rétorqua Moreward. « Croyez-vous? » « Certes ! Le paysage n’est guère bleu, me semble-t-il, à moins que vous ne le regardiez au travers  de verres bleus. »

« Mais la vie n’est pas un paysage. » « Je n’en suis pas si sûr! » Mrs. Burton sourit sans répondre. « Je vois ce qui ne va pas… Vous êtes l’une de ces intelligentes personnes à qui il est difficile d’être heureuses. »

Mrs. Burton leva la main pour protester, mais avec un visible plaisir. « Je ne suis pas si malheureuse que cela… »

« Peut-être dans un état d’indifférence? » s’enquit-il. « Peut-être. » « Lady Morton, annonça la femme de chambre, en introduisant dans le salon cet auguste personnage. Peu après, nous prenions congé, non sans que Mrs. Burton nous eût priés de revenir prochainement tous les deux.

« Je crains que votre amie ne soit un cas très épineux, dit Moreward en marchant. Elle s’est entourée d’une sorte de coque mentale, que les pensées les plus chargées d’amour seraient incapables de briser, en sorte que tout son être émotionnel et mental est littéralement obnubilé. La cause de son mal, c’est une combinaison de peur et d’amour-propre – elle a peur de sentir, peur de subir le plus petit échec, peur de la vie, en somme, et je ne vois que peu d’espoir de la libérer de sa prison, du moins dans cette incarnation -à moins que quelque chose d’inattendu ne se produise… »

« Quoi, par exemple? » « Eh bien ! une affaire d’amour, un amour profond et passionné. » « Bonté divine ! » fis-je en riant. « Ce serait le seul remède, insista-t-il. Son aura n’est qu’une masse grise qui révèle la dépression ; il faudrait une puissante vague d’émotion pour l’éclaircir. Vous m’avez dit, je crois, qu’elle est veuve, et je lui donne environ quarante-cinq ans. Elle se trouve donc entre l’âge dangereux et l’âge très dangereux. »

« Au fait, dis-je en riant, je ne crois pas qu’elle soit veuve. Elle est ou séparée ou divorcée (je suis peu au clair), en sorte que si vous la poussez dans le sens de l’amour, vous risquez de l’engager dans une série de complications… »

Il fit entendre son rire très doux. « Mon ami, vous m’honorez du nom de « médecin des âmes ». Or, le médecin ordonne des potions dont les unes sont douces et les autres amères, les unes toxiques et d’autres inoffensives. Mais leur objet est toujours d’amener la guérison. » « Oui ; et alors? »

« Alors, lorsqu’il s’agit de guérir les âmes, expliqua-t-il avec sérieux, on est souvent contraint de recommander ce qui paraît mauvais aux yeux du monde. Le monde, en fait, est comme un enfant lâché dans l’officine d’un herboriste et qui goûte à chaque plante sans discernement – la déclarant bonne ou mauvaise selon qu’elle est douce ou amère.

Pourtant les substances amères ne sont elles pas, fréquemment, plus curatives que les autres? Rien n’est bon ou mauvais en soi. » « Continuez », dis-je. « Supposez donc que Mrs. Burton ne soit que « séparée »: si scandaleuse qu’elle paraisse au public, une passion amoureuse née dans ces conditions n’en serait pas moins le seul moyen de sauver son âme. Celui qui veut sauver sa vie la perdra a plus d’une signification, et pourrait souvent se traduire ainsi : « Celui qui veut sauver sa vertu doit commencer par la perdre. » «Les non-initiés, répliquai-je, crieraient: «Dangereuse doctrine! »

« La belladone aussi, dit Moreward, est un poison dangereux ; or, les homéopathes la trouvent, en  plus d’un cas, précieuse. »

Après une pause, il reprit: « Il y avait une fois un jeune homme craintif et irrésolu qui alla trouver un sage de l’Inde et lui demanda comment il pourrait atteindre la libération. Le sage, voyant qu’il était de faible complexion, lui demanda: « Avez-vous jamais dit un mensonge ? » Le jeune homme, horrifié, répondit que non. Le sage lui donna alors ce conseil: « Apprenez à dire un mensonge, et à le faire bien ; c’est le premier pas nécessaire ! » Pour ma part, je dirais à Mrs. Burton: « Apprenez à aimer, et à le faire bien ! Développez le côté affectif de votre être ; apprenez à ne pas vous soucier du qu’en dira-t-on, à tuer ainsi votre vanité et à développer en vous le courage moral ». Étrange doctrine, si vous le voulez, pour des profanes, mais inappréciable pour ceux qui savent ce qu’elle comporte de vertu curative. »

En dépit du peu d’espoir que semblait offrir le cas Burton, Moreward était prêt, avec son bon cœur et sa patience inaltérable, à revoir Mrs. Burton et à faire un nouvel effort en faveur de son émancipation.

Dix jours plus tard, environ, nous nous présentions de nouveau chez elle. « Mrs. Burton est sortie, nous dit la femme de chambre, mais elle rentrera bientôt ; en revanche Miss Mabel et Miss Iris sont ici. »

Nous entrâmes donc, et fûmes reçus par ces espiègles jumelles, que je connaissais, en somme, mieux que leur mère. Elles étaient, d’ailleurs, aussi faciles à « connaître bien » que leur mère était difficile à pénétrer, car elles représentaient un certain type de jeune fille moderne entièrement dépourvue de réticence.

Chez elles, parmi d’autres traits de caractère, le respect filial faisait totalement défaut, à part une certaine déférence qu’elles gardaient en la présence de leur mère -et dont elles se débarrassaient dès qu’elle avait tourné les talons.

Elles disaient avec franchise à leurs amis que « maman était rudement assommante » et, à dire vrai, je crois qu’elles n’étaient pas loin de regarder son existence comme une mauvaise plaisanterie. Après un accueil des plus chaleureux et des plus animés (elles parlaient toutes les deux à la fois) Miss Mabel (si c’était elle, car elles se ressemblaient tant !) m’informa que sa mère faisait des visites.

« Elle déteste faire des visites, mais elle adore faire des choses qu’elle déteste. C’est bien là maman ! Drôle de goût, n’est-ce pas? Je voudrais bien que nous aimions à faire des choses que nous détestons: nous n’aurions plus besoin de nous entendre dire du matin au soir que nous sommes des égoïstes ! »

Moreward se mit à rire. « Le dévouement, dit-il affablement, ne va nullement de pair avec le marthyre, quoiqu’il soit bien difficile de le faire comprendre aux gens. »

« Hourra! dit Miss Iris, battant des mains ; nous avons trouvé une âme-sœur! » « Quel être adorable! » me chuchota Miss Mabel.

« Béni soit le bienfaiteur chagrin ! » telle est l’idée fixe de certaines personnes », ajouta Moreward en souriant. « Tout à fait ça ! s’exclama Miss Iris. Ayez la mine longue et faites tout avec des airs de grande blessée: chacun vous prendra pour une sainte. Ah ! donnez-moi plutôt une sainte à face ronde comme une pomme !… » « A propos, comment va votre mère? demandai-je. On m’a dit qu’elle avait eu un mauvais rhume ? » « Ah oui ! » s’écrièrent-elles ensemble.

Puis Miss Iris laissa à sa sœur le soin de poursuivre.

« Maman s’est crue très malade, juste pour se faire plaindre un petit peu, vous savez ; mais elle est de nouveau tout à fait bien et très occupée à faire «le bienfaiteur chagrin !» (elles rirent toutes deux). 

Des bazars et autres choses de ce genre… » « J’ai entendu dire de vous des choses merveilleuses, fit Miss Iris se tournant vers Moreward. Les gens disent que vous êtes en train de « retourner » le monde ! » Il s’inclina en riant. 

     « C’est chose facile, en théorie, dit-il. Lorsqu’une chose est ronde, personne ne peut décider où est le dessus et le dessous, n’est-il pas vrai? » Miss Iris bondit sur ses pieds et alla tisonner le feu, pour le seul plaisir de donner cours à sa  vivacité.

Moreward paraissait, par contraste, si profondément calme, que je repensai à la réflexion de ma sœur sur les singes et le Zoo. « Je vois que vous prenez la vie gaiement, dit-il. Une personne heureuse fait montre de sagesse. » 

 « Oh! c’est qu’il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui soit heureux ! Maman prend la vie si lugubrement ! Elle a toujours l’air de penser que tout va de travers ; nous, nous pensons que tout va très bien ! Ça rétablit l’équilibre, et ça rend la vie tellement plus amusante ! »

« Un homme très sage a dit que la vie est trop sérieuse pour la prendre au sérieux, observa Moreward. Peut-être pénétrez-vous la profondeur de cet axiome et le mettez-vous en pratique ? » « Peut-être que oui, dit-elle ; cela veut dire, je pense, que la vie est si sombre qu’il nous faut y apporter notre propre gaieté ? »

« Vous êtes très perspicace, répliqua-t-il. C’est à peu près cela ». « Un bon point pour Iris! » s’exclama-t-elle. « Prenez encore du thé, me dit Miss Mabel, et beaucoup de choses à manger ! Ici, nous sommes pour les bons goûters de nursery, et non pas pour ces maigres petits thés qu’on offre à des visites affamées ! »

M’étant déjà servi avec conviction et persévérance (en l’absence de Mrs. Burton et hors de portée de son œil critique !) je m’abstins de nouvelles friandises. Et, tout à coup, Mrs. Burton entra dans la pièce… Je dois dire qu’à la seconde même, l’animation des jumelles retomba à plat, comme un ballon qui se dégonfle.

Après être demeurées un moment assises d’un air maussade, elles se glissèrent, plus ou moins subrepticement, hors du salon. Mrs. Burton nous régala alors – ou plutôt ne nous régala pas – de quelques réflexions conventionnelles et sans intérêt pour personne ; puis, Moreward dirigea la conversation vers des fins plus utiles. « Vos filles, lui dit-il, nous ont reçus d’une façon très agréable en votre absence. Elles sont à la fois intelligentes et amusantes. » « Je crains que vous ne les flattiez beaucoup, répliqua-t-elle. Personnellement, je trouverais bien désirable de les voir gagner un peu de sérieux. »

« Cela viendra tout naturellement avec l’âge. Pour le moment, elles ont encore des natures si riches d’amour, qu’elles peuvent être heureuses sans être sérieuses – me permettrai-je de dire: l’amour remplace le sérieux ! »

« L’amour?… » s’étonna Mrs. Burton.

« Comme la plupart des jumelles, expliqua-t-il, elles sont extrêmement unies, et, si étrange que cela paraisse, leur affection mutuelle, qui dure depuis bien des vies, est la cause même de ce que, dans cette présente incarnation, elles se trouvent être des jumelles ! » Il me lança un regard, avec cette étincelle dans les yeux que je connaissais bien, et qui disait: « Maintenant, nous allons la choquer ! »

« Quelle idée saugrenue! » remarqua Mrs. Burton, avec un scepticisme désapprobateur. « Cela vous paraît extraordinaire ? fit-il d’un ton conciliant. Mais, est-ce tellement étrange, si l’on considère que l’amour c’est tout simplement le principe d’attraction, et que l’Univers entier ne subsiste que par l’amour ? Rien de plus important au monde que ce sentiment ! »

Mrs. Burton ne fit aucun effort pour se pénétrer de cette idée, qu’elle jugeait évidemment d’un goût douteux. « Je regrette, mais je n’arrive pas à voir tant d’amour en elles, dit-elle ; elles me semblent parfois déplorablement égoïstes, et je suis bien obligée de le leur dire.

Elles n’ont pas encore acquis le sentiment du devoir, qui vous inspire le désir de faire de bonnes œuvres. »

Moreward refoula visiblement un rire. « Croyez-vous que les bonnes œuvres soient bonnes, dit-il, lorsqu’on les fait seulement par  devoir ? »

« Je ne vois pas grand mérite à faire une chose que l’on aime », dit-elle d’un air réprobateur. « Béni soit le bienfaiteur souriant ! » dis-je, dans une malicieuse intention.

« Ce qui veut dire, expliqua Moreward avant que Mrs. Burton pût répondre, que les bonnes œuvres sans amour sont de maigre valeur, tandis que l’amour qu’on a pour les autres est déjà une bonne œuvre en soi – puisqu’il est l’eau que réclament les âmes assoiffées. »

Mrs. Burton avait la physionomie de quelqu’un qui juge ce monde un lieu bien ingrat… Et voici qu’un homme se permettait de lui dire, en quelque sorte, que ses bonnes œuvres étaient de maigre valeur alors que, d’après sa propre estimation, le fait même de l’ennui qu’elle éprouvait à les faire en doublait le mérite…

« Vous avez tous les deux de bien singulières idées », dit-elle avec découragement.

« Voyez-vous, expliqua Moreward, les choses diffèrent un peu de ce qu’elles paraissent. L’homme n’est pas seulement un corps physique ; il possède encore un corps émotionnel, un corps mental, un corps spirituel – et tous ces corps et le corps physique s’interpénétrent… En projetant une pensée d’amour vers un autre être, vous enrichissez véritablement ses corps subtils, tandis qu’en faisant de prétendues « bonnes œuvres », vous n’enrichissez que la partie transitoire de son être, les corps subtils étant, en quelque sorte, éternels, tandis que le corps physique meurt en peu d’années. Je vous accorde que nourrir l’homme physique est fort utile ; mais nourrir l’homme intérieur, éternel, est bien plus efficace, car plus une chose est durable, plus elle a de valeur. Donner votre argent, une partie de vos possessions, n’est pas sans mérite ; aimer est plus : c’est donner une partie de soi-même. Aussi, celui qui aime vraiment n’est-il jamais réellement égoïste. » Mrs. Burton, ne trouvant aucune réplique à faire, regardait son interlocuteur avec étonnement. « Égoïsme ou désintéressement – ce sont des mots que les gens se lancent à la tête en n’ayant qu’une très vague idée de leur signification. L’égoïsme est la concentration d’un être sur lui-même ; l’amour n’est pas seulement la concentration de notre esprit sur quelqu’un d’autre, c’est encore le don d’une partie de soi-même à l’être aimé.

La meilleure des bonnes œuvres, c’est donc de donner tout ensemble notre travail, notre argent et notre amour. Ce faisant, nous récoltons le bonheur, puisque aimer, c’est éprouver la plus enivrante de toutes les sensations. »

Mrs. Burton se réfugia dans ce rire pseudo-bon enfant qui n’est qu’une défaite commode, lorsqu’on est à court d’arguments. Elle riait d’embarras, faute de trouver les mots propres à défendre ses « convictions » – si tant est qu’on pût appeler ainsi ses idées.

« Je vois que ma manière de voir (et moi-même) vous paraissent un peu toqués, fit-il, avec une parfaite bonne humeur ; et, cependant, je vous assure que ces idées sont aussi vieilles que la chrétienté, et du plus ordinaire bon sens. Pour être entièrement franc avec vous, Mrs. Burton, reprit-il plus énergiquement, j‘ai cru comprendre dans notre entretien de l’autre jour, que vous n’êtes pas très heureuse intérieurement. Or, moi, je le suis, et la première chose que souhaite une personne parfaitement heureuse, c’est de faire partager à d’autres son bonheur. C’est tout naturel, et aussi banal que de recommander à un malade le médecin qui vous a guéri vous-même. »

« Vous êtes fort aimable », répondit, un peu railleusement Mrs. Burton.

Mais l’attitude et les intentions de Moreward semblaient si sincères et empreintes d’une si réelle sollicitude, qu’elle sentit monter en elle un léger sentiment de gratitude, et ne put le dissimuler. « Et quelle est votre prescription ? » demanda-t-elle.

« Plus d’air frais, fit-il simplement. Nous sommes tous environnés de ce merveilleux pays du Bonheur, perceptible à ceux qui tiennent ouvertes les fenêtres de leur esprit, mais inaccessible à ceux qui les referment. » Il resta un moment songeur.

« L’esprit qui se borne ne peut être que malheureux, car dans d’étroites limites peuvent s’accumuler un grand nombre de douleurs humaines. Donc: sortez dans l’Infini, dans l’Eternel! Combien futiles vous apparaîtront alors tous les soucis humains! C’est comme si, évadé d’un sombre faubourg, on gagnait les vastes sphères du ciel ou de l’Océan: une fois dans ces libres espaces, la divine indifférence envahit notre âme ;  le besoin de critiquer, de trouver toute chose mal faite, tous ces sentiments de défiance et d’enfantine crainte nous abandonnent ; critiquer nous semble, dès lors, sans objet…

Votre maladie, chère amie, ajouta-t-il, posant sa main sur la sienne, c’est que vous voyez tout en noir, même la joyeuse insouciance de vos filles. Renversez le processus: voyez tout en beau, et puis, attendez les résultats. Je vous assure que vous ne le regretterez pas ! »

S’étant levé pour partir, il lui donna une chaleureuse poignée de main ; bien qu’elle dît peu de chose, je sentis qu’il lui avait fait une réelle impression et que, peut-être… un jour viendrait où, lasse de la prison à laquelle elle s’était elle-même condamnée, elle reconnaîtrait la justesse de ses paroles. 

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ECOLE FRANCAISE DU XXEME SIECLE. « PORTRAIT DE FEMME ». DESSIN A LA SANGUINE ..

Chapitre XVI

La conversion de Flossie Mac-Donald

Arrivant un soir, chez mon ami, à une heure tardive, je le trouvais à la maison, mais en compagnie d’une personne qui était apparemment une femme de mœurs faciles.

Au premier moment, je l’avoue, je fus déconcerté – surtout en me rappelant l’air irrésolu du factotum de Moreward quand je lui avais demande si son maître était chez lui. En vérité, si le prompt accueil de Moreward (« Voici Miss Macdonald, asseyez-vous, cher ami, je suis heureux de vous voir ! ») ne m’avait fait recouvrer mon sang-froid, je fusse demeuré, en face d’eux, fort embarrassé.

« Flossie, dit mon ami, vous m’avez bien souvent entendu parler de M. Broadbent: eh bien ! le voici. »

Elle me sourit un peu timidement, puis tourna vers Moreward un regard visiblement amoureux.

Pendant une dizaine de minutes, nous nous entretînmes de choses plaisantes ; Flossie, s’étant alors levée pour partir, Moreward l’accompagna jusqu’à la porte d’entrée, où ils conversèrent à voix basse pendant quelques minutes.

Puis mon ami reparut et me regarda d’un air amusé. « Ce qui saute aux yeux n’est pas toujours la vérité, remarqua-t-il. Flossie est un cas psychologique du plus vif intérêt ; je ne voudrais pas, pour tout au monde, avoir manqué cette rencontre ! » « Ce qui, en tous cas, saute aux yeux, c’est qu’elle est amoureuse de vous », lui-dis-je, pour tâter le terrain… « Eh bien oui, peut-être qu’elle me fait cet honneur, répondit-il modestement ; mais, après tout, l’amour est un utile auxiliaire lorsqu’il s’agit de conduire quelqu’un sur le chemin de l’évolution spirituelle. »

J’eus l’air de quelqu’un qui ne saisit pas très bien.

« Une jeune femme fera mille fois plus pour un homme si elle est amoureuse de lui que si elle ne l’est pas, expliqua-t-il. Que son influence à lui soit bienfaisante, et il n’aura pas de peine à élever son âme. Être aimé d’une femme, mon ami, c’est la plus magnifique occasion de faire le bien, même si l’on ne peut lui rendre la même sorte d’amour. » 

       « Vous essayez donc de ramener Miss Flossie dans le sentier de la vertu ? Comment la persuaderez-vous d’abandonner son genre de vie actuel ? »

« Elle n’aura nul besoin de persuasion: quand le moment sera venu, elle abandonnera tout cela d’elle-même. » 

« Cela me paraîtrait insolite: ce genre de femme n’agit guère ainsi, en général ! »

« C’est vrai, et pour deux raisons, dont la principale est l’intolérance de la société, qui ne permet pas à ces femmes de se défaire de leur triste profession ; en regardant comme un paria la jeune fille qui tourne mal, elle oppose la plus forte des barrières à son retour au bien. Sans parler de l’infantile absurdité qu’implique le refus du pardon, c’est souvent, en outre, la pire des politiques. Pour changer le mal en bien, il faut avant tout pardonner ; quand la société refuse d’absoudre une femme tombée, elle ne lui laisse que le choix de mourir de faim ou de faire le trottoir. » « Et l’autre raison ? » demandai-je. « L’autre raison est plus rare, bien que plus apparente – c’est le manque d’inclination pour la vie chaste. » « Et Flossie, alors ? »

« Flossie rentre dans cette dernière catégorie, dit-il, avec un sourire indulgent. Mais, malgré tout, elle a une belle âme – et elle a beaucoup aimé… »

Ceci éveilla mon vif intérêt, et je priai Moreward de me parler d’elle et de la manière dont il espérait amener sa conversion. J’appris ainsi que Flossie entretenait de ses gains une tante devenue  veuve et plusieurs jeunes cousins ; qu’elle essayait – si étrange que cela pût paraître -d’exercer une bonne influence sur ses amis de passage, les persuadant, avec une douce et bien féminine éloquence, de renoncer aux excès de boisson, d’être moins brutaux, etc.. En somme, étant donné le métier qu’elle avait, elle s’efforçait d’en atténuer le côté déplorable par de bonnes actions, et, au dire de Moreward, elle réussissait à faire du bien.

« Flossie, remarqua-t-il, après m’avoir relaté tout cela, est un splendide exemple du principe, trop rarement appliqué, qui veut qu’on utilise ses vices pour acquérir des vertus. S’il y avait plus de gens pour comprendre l’excellence de ce principe, on ne gaspillerait pas autant d’inutile énergie à se repentir des faiblesses dont on a peine à se corriger. Au contraire, on développerait, autour de tel ou tel vice particulier, tant de belles vertus, qu’il en serait, en fin de compte, expulsé ipso facto.

C’est pourquoi je dis que Flossie n’aura nul besoin qu’on la persuade d’abandonner son déplaisant métier. » « Vous êtes le moraliste le plus sensé que j’aie jamais rencontré ! » m’exclamai-je avec admiration. « Le monde me traiterait plutôt d’immoraliste », fit-il en souriant. « La vertu, a-t-on dit, porte en elle même sa récompense ; mais l’ennui est que peu de gens savent s’y prendre pour acquérir cette vertu et, partant, cette récompense.

Ils croient qu’il faut, pour cela, tuer leurs inclinations – un processus si peu attrayant que bien peu ont envie d’en user – alors qu’il faudrait plutôt les transformer, les sublimer.

Tuer un désir, c’est créer le vide et l’ennui: le sublimer, c’est le changer en joie.

D’ailleurs, l’étouffement de nos inclinations est rarement un succès, car on fait presque toujours la guerre à la satisfaction du désir, mais non pas au désir lui-même. Un homme n’a pas surmonté le vice de l’alcool s’il ne fait que se retenir de boire, mais seulement lorsqu’il n’a plus envie de boire.

Il ne peut triompher de ce désir inférieur que s’il lui en substitue un autre, de nature plus élevée, et ce désir élevé lui procurera une joie bien supérieure.

Vous, par exemple, vous aimez mieux parler philosophie avec moi que d’être installé chaque soir jusqu’à minuit au Carlton à siffler du Champagne. Vous renoncez, en quelque sorte, à la boisson pour la philosophie, mais simplement parce que la philosophie vous semble plus attrayante: le renoncement n’est donc pas douloureux. »

« Mais, objectai-je, je pensais que la valeur d’un renoncement était précisément dans la souffrance qu’il nous coûte ?

« Le renoncement véritable n’implique aucune douleur. Il n’y a que les faux renoncements qui coûtent. Pourquoi ? C’est qu’ils suppriment l’acte, mais non pas le désir, tandis que le véritable renoncement suppose qu’on est libéré du désir lui-même, qui a perdu sa force d’attraction. Exactement comme l’amour est plus attrayant que la haine, le bonheur que le malheur, – la spiritualité est plus attrayante que le vice.

En résumé, faites goûter une fois à un être l’authentique saveur du bien, et il perdra tout intérêt pour le mal. » «Mais, vous parliez de sublimation du désir: on ne peut guère sublimer son goût pour la boisson ? »

Moreward rit. « Je ne poussais pas la comparaison jusque-là, répliqua-t-il. La sublimation ne peut s’appliquer qu’à certaines énergies, et spécialement aux sentiments dont je vous parlais d’abord. D’ailleurs, le monde regarde à tort les passions et les sentiments amoureux comme mauvais en soi. C’est une erreur. Les sentiments sont bons, justement parce qu’on peut les transformer: les êtres incapables de passion sont les plus éloignés du Royaume de Dieu.

En effet, celui qui ne sent pas, ou sent peu, ignore la félicité, et, de plus, il n’a rien à sublimer et à transformer en joie. Quant à Flossie, c’est justement parce qu’elle sent ardemment qu’elle est bien plus près de l’émancipation spirituelle que la plus vertueuse des femmes, qui n’aurait jamais aimé de sa vie. Les vertus purement négatives n’en sont pas: parlerait-on de la vertu d’une pierre ? » « Puis-je vous demander comment vous avez débuté avec Flossie ? » « Je suis parti d’en haut pour aller vers le bas, contrairement à ce que font la plupart des gens, répondit-il énigmatiquement. Je ne lui ai pas dit: Renoncez à votre péché, et je vous montrerai comment on pratique la spiritualité. J’ai tout de suite tenté de lui faire saisir ce qu’est la vraie spiritualité, pensant qu’ensuite ses vices tomberaient d’eux-mêmes. » 

Mais la courte histoire de la conversion de Flossie ne peut être mieux rendue que par le récit qu’elle m’en fit elle-même, au moment où je me décidai à écrire ce livre, c’est-à-dire après que Moreward eut quitté Londres. Flossie Macdonald, bien que d’humble origine, avait une certaine distinction naturelle que révélaient ses manières et son langage. Son père et sa mère étaient tous deux de dévots Wesleyens. Mais, aussi étroits que pieux, ils l’avaient soumise, dès l’enfance, à une si sévère discipline morale -associant l’idée de « religion » à toutes sortes de menaces d’enfer, que le mot seul de « religion » était, depuis lors, en horreur à Flossie.

Celle-ci était d’une nature passionnée et d’un tempérament tout autre que ses parents. A l’âge de dix-huit ans, elle devint la victime d’un homme sans scrupules qui non seulement l’abandonna, mais la laissa enceinte et sans ressources pour élever son enfant.

Ses parents, qui n’avaient pas la plus faible lueur de compréhension en ces matières, la jugèrent comme une créature foncièrement vicieuse et la bannirent sans hésitation de leur petit foyer. Après une période de lutte et d’infinie misère, Flossie se trouva, comme tant d’autres, faisant le trottoir. Elle avait, toutefois, une tante de la plus grande bonté, qui fit tout son possible pour lui venir en aide et déterminer ses parents à modifier leur attitude: ce fut en vain !

Cette tante, qui vivait dans une pauvreté extrême, mais respectable, voulut offrir à Flossie la pite de la veuve, c’est-à-dire son humble hospitalité. Flossie était trop noble pour en profiter, mais, comme Moreward me le rapporta, elle lui revalut plus tard cette offre au centuple.

Après cette période de grande détresse, un peu de chance (si «chance» il y a) parut lui échoir en partage, et c’est à ce moment-là que, par une nuit d’été, elle et Moreward se rencontrèrent.

«Je me rappelle tout si bien, me disait-elle ; j’étais justement près de Marble Arch, lorsque je le vis arriver. Je lui dis quelque chose, et il me sourit – comme il est beau, son sourire ! – puis il commença à me poser toutes sortes de questions sur moi et sur ma vie. Il était si différent de tous ceux que j’ai rencontrés ! Enfin, – c’est cela qui est le plus singulier – il me traitait avec autant de respect que si j’avais été une grande dame…

Il me proposa d’aller dans le parc, et nous nous assîmes devant Park Lane. Il me parlait tout le temps, disant des choses si étonnantes et si belles que je commençai vraiment à l’aimer. Nous sommes restés là une heure, ou davantage ; puis il me demanda où je demeurais, et dit qu’il viendrait chez moi juste un petit moment. Tout cela paraissait si étrange ! Lorsque nous fûmes à mon logis, il s’assit simplement sur une chaise, en face de moi, et continua à parler, à parler toujours de choses merveilleuses… jusque vers une heure du matin.

Alors il se leva pour partir. « Vous avez un grand nombre d’amoureux, me dit-il, mais ce qu’il vous faudrait, c’est un ami. Les hommes viennent tous ici pour leur plaisir, n’est-ce pas? Eh bien, moi aussi, je suis venu pour mon plaisir – mais un plaisir d’autre sorte. Je suis un homme isolé, et j’aimerais avoir une gentille amie, à laquelle je puisse parler et m’intéresser. Mais vous, vous avez à gagner de quoi vivre et pour vous, comme pour tant d’autres, Time is money (il posait sur la cheminée un billet de dix livres).

Un des plus grands plaisirs que je retirerai de cette visite, c’est de penser que ma petite amie, si lasse, va s’accorder une bonne nuit de repos. »

« Je le regardai, surprise. « Je ne puis accepter, dis-je, je ne le pourrais réellement pas. » Il prit ma main dans l’une des siennes et, de l’autre, la caressait comme pour mieux me convaincre. « Je suis très susceptible, sur certains points, dit-il ; si vous n’acceptez pas, vous me mettrez très mal à l’aise. »

Mais je ne pouvais m’y résoudre, et le lui dis. Il eut l’air, alors, tellement déçu que je finis par céder ; ensuite, il eut l’air si heureux, que j’en étais toute joyeuse moi-même. Et figurez-vous qu’il m’invita à aller le lendemain déjeuner chez lui. N’était-ce pas magnifique ? Et puis, il a été si, si bon pour moi… Oh ! pourquoi est-il parti ! fit-elle passionnément ; et reviendra-t-il jamais ? » Je lui dis, pour la calmer, que je l’espérais, et lui demandai de me raconter d’autres choses.

« Eh bien! depuis ce soir-là, je l’ai beaucoup vu – et naturellement, j’étais amoureuse de lui. Mais… je ne sais pas si vous nous comprenez, nous autres créatures, je n’ai jamais rien demandé de lui, cela m’eût paru un sacrilège. Lui, d’ailleurs, ne m’a jamais désirée. Certes, je suis une femme très passionnée, mais le désir n’a rien à faire avec cette sorte d’amour.

Lorsque je pouvais seulement lui tenir la main, ou caresser ses cheveux, j’étais déjà heureuse ; et puis, être assise près de lui, et l’entendre m’enseigner des choses merveilleuses… c’était le

ciel ! Il est bien loin maintenant, mais il m’a donné quelque chose que rien ni personne ne pourra m’enlever. Puis, il m’a aidée à sortir de ma vie de désordre, et à redevenir une femme respectable. »

« Mais, si je comprends bien, lui dis-je, il ne vous a jamais demandé d’abandonner votre genre de vie ? » « C’est justement la chose incroyable, répliqua-t-elle ; il s’est contenté de m’apprendre des choses qui m’ont donné envie de quitter tout cela de moi-même ! Oh ! ne croyez pas que je sois devenue une sainte, se hâta-t-elle d’ajouter ; je ne suis pas une hypocrite, et je serais capable, même encore maintenant, de faire certaines choses par amour – mais plus jamais je ne les ferais pour de l’argent, plus jamais.

Il me disait quelquefois que l’amour purifie tout, à condition que vous vous souciiez de ne jamais faire de mal à l’être que vous aimez. Agir autrement prouverait que vous ne l’aimez pas réellement.

Mais il ajoutait qu’un jour vient où, même lorsqu’on aime d’amour, on ne désire plus la passion.

Il me parlait aussi de Jésus et de la femme de Samarie, qui avait eu cinq maris et vivait avec un homme qui n’était pas son mari. Jésus lui enseignait de bien belles choses sur la vie spirituelle ; mais il ne lui demandait pas de quitter cet homme, parce qu’ayant lu dans son cœur, il savait qu’elle l’aimait et que cet amour était sa justification.

Il me fit comprendre aussi que je devais pardonner à l’homme qui a brisé ma vie, car, disait-il, il serait absurde, et presque enfantin, de passer mon temps à haïr, d’autant plus que cela me faisait du mal à moi-même. Cet homme ne m’avait jamais vraiment aimée, disait-il, sinon il m’eût sûrement fait passer, moi, avant son plaisir. Il ajouta que c’était précisément pour cela que je devais m’efforcer de ne pas le haïr, mais plutôt de le plaindre – car un jour viendrait où il expierait tous ses actes, le pauvre diable !

Et, je vous l’affirme, quand j’ai cessé de le détester, je me suis sentie bien différente, et si heureuse ! 

Je cessai également d’en vouloir à mes parents, et à chacun ; et c’était une impression délicieuse, que de ne plus se sentir en colère contre personne. C’est, après tout, si bête de haïr et de s’irriter contre les gens… Ah! quel homme merveilleux c’était ! »

« Mais, comment avez-vous pu vous en tirer, lorsque vous avez lâché votre ancienne vie ? »

« N’avez-vous donc pas su ?… demanda-t-elle, avec une enfantine surprise. Il ne vous a donc pas raconté ? » Je l’assurai que non. « Vous ignorez qu’avant de s’en aller, il avait tout arrangé pour qu’une banque me payât deux cents livres annuelles pendant toute ma vie ? » « Je ne savais rien de cela », fis-je, sincèrement étonné. 

   « Ah ! cela lui ressemble! s’exclama-t-elle, avec un enthousiasme mêlé d’un peu de tristesse. Il allait de ci, de là, faisant du bien à tout être qu’il approchait – mais jamais ne soufflant mot de ses bienfaits. Oui, c’est bien lui tout entier. » « Racontez toujours, insistai-je, je désire savoir tout cela pour mon livre. Que vous disait-il encore? »

Elle réfléchit un moment, fixant rêveusement le sol. « Je ne suis pas forte pour raconter des histoires, fit-elle avec simplicité ; cependant, il y a des moments où je pourrais parler de lui sans cesse, de lui et de l’heureux temps où il était là !

Pas toujours heureux, cependant ; parfois je broyais beaucoup de noir. Le genre de vie que je menais agissait péniblement sur mon esprit ; je lui demandais souvent ce qu’il adviendrait d’une personne comme moi après la mort. Oui, c’était horrible, de vivre avec cette constante pensée…

Alors, il me réconfortait, disant qu’il y avait tant de bonnes choses en moi que, finalement, le reste ne compterait plus beaucoup. Puis, il affirmait qu’il existe des péchés plus vils que les miens, bien que quantité de gens n’aient pas l’air de les juger graves.

Un homme qui pouvait prostituer son talent (c’étaient ses paroles exactes) afin de gagner beaucoup d’argent pour lui tout seul, était bien pire que moi, car l’esprit est une chose bien plus sacrée que le corps, et le talent une chose plus sacrée encore. Or, il y avait des milliers de gens qui agissaient ainsi sans que personne s’en formalisât. Quel réconfort il me donnait – spécialement quand il souriait en disant: « Ne vous rongez pas, mon enfant, vous sortirez de cette vie que vous menez, aussi facilement que le papillon sort de son cocon. » Et il a eu pleinement raison, voyez vous: un jour vint où je sentis que je préférais vivre dans un galetas en cousant du matin au soir, plutôt que de continuer à mener une telle existence, en dépit des bons dîners, des music-halls et de tous les plaisirs.

Oui – j’ai abandonné tout cela juste au moment où j’avais une série de bonnes chances, parce que j’avais entrevu l’image d’une autre vie, qui réapparaissait tellement meilleure  et plus enviable – tout à fait délicieuse, en somme! »

« Qu’avez-vous fait, alors ? »

« Eh bien, j’ai pensé à ma tante et aux petits – et j’ai continué le métier encore quelque temps, à cause d’eux… Voilà comment tout s’est passé. »

Elle s’arrêta un instant, puis ajouta tristement: «Ce fut un jour terrible que celui où il m’annonça qu’il allait quitter Londres pour un pays lointain. Oh ! Mr. Broadbent, combien j’avais peur du moment des adieux… Je n’ai jamais pu dire adieu à personne: cela me brise presque le cœur – et il s’agissait de lui entre tous les êtres !

Mais lui me consolait de façon si belle ; il disait que lorsqu’il se trouverait, corporellement, à une distance incommensurable, il pourrait, malgré tout, me rendre visite lorsqu’il le voudrait, même si, moi, j’étais incapable de le voir… Et savez-vous comment il partit ? Eh bien, il évita de me revoir afin de m’épargner, mais il m’écrivit la plus délicieuse des lettres, et m’envoya une belle croix d’or que je devais porter toujours à mon cou. Naturellement, je pleurai toutes mes larmes – moins amèrement, cependant, que s’il était venu lui-même me saluer une dernière fois. Mais ce qui est le plus incroyable, c’est que, deux heures après son départ, je reçus la lettre de l’avocat qui m’annonçait que je disposais de deux cents livres par an. ».

« Et vous écrit-il, maintenant? » demandai-je.

« Oui, il écrit quelquefois ; et, n’est-ce pas miraculeux ? il sait tout ce que je fais sans que j’aie besoin de le lui dire et… oh ! je le sens très souvent là, dans la chambre ; il suffit que je me dise que j’aurais terriblement besoin de lui pour que sa présence se fasse sentir. Que Dieu le bénisse à jamais ! »

Ici s’arrête l’histoire de la conversion de Flossie, réalisée d’une manière si originale et si généreuse.

En rentrant chez moi, je me demandais combien d’autres « Flossie » il y avait dans le monde – et je me rendais compte que, jusqu’ici, je n’avais jamais compris pourquoi les pécheurs sont plus près du Ciel que les pharisiens. 

Chapitre 17

Prélude à une histoire

Ayant quitté Londres depuis six semaines, j’avais séjourné chez divers amis, comme toujours durant les mois d’été. Je n’avais donc plus vu Moreward, ni même entendu parler de lui pendant tout ce temps. On ne s’étonnera pas qu’il fût le premier de mes amis auquel je rendis visite dès mon retour. Après m’être présenté en vain chez lui à plusieurs reprises, je le trouvai enfin un soir, au milieu d’une véritable litière de papiers et de documents sortant d’un grand carton qui, visiblement, venait d’arriver.

Il m’accueillit avec cette chaude et sincère affabilité qui était dans sa nature, et même il m’étreignit. « Je ne demande pas, dit-il, si vous avez joui de vos séjours ; je sais que oui, car j’ai été conscient de beaucoup de vos heureux moments. »

Puis il me montra les papiers étalés. « Ma fille vient de mourir ; ce sont des documents que j’avais laissés chez elle, et qui arrivent en cet instant d’Italie. »

J’allais lui exprimer ma chaleureuse sympathie, quand son sourire arrêta les mots sur mes lèvres, les faisant paraître aussi puérils et négligeables que le sucre d’orge dont un bébé de deux ans fait cadeau à l’un de ses aînés. Cet homme était, en fait, au delà de la sympathie ; mourir signifiait aussi peu, pour lui, que de s’endormir: même un tel événement ne pouvait troubler son inaltérable sérénité. Je ne mentionnai donc plus la perte qu’il venait de faire (si l’on peut, en l’occurrence, parler d’une «perte»), et abordai, au lieu de cela, divers sujets qui nous intéressaient tous deux, tandis que lui m’écoutait avec cette sympathie si attentive et si entière dont il avait le secret. Nous devions avoir conversé près de deux heures, lorsqu’il regarda sa montre et observa que, si cela m’était égal, il allait reprendre le triage de ses papiers, certaines affaires légales devant être réglées sur-le-champ.

« Mais, ajouta-t-il, comme il s’agit d’un travail presque mécanique, vous l’animerez de votre conversation ; en tous cas, ne vous en allez pas encore. »

Non, je n’avais nulle intention de m’en aller, car, me retrouver en sa compagnie après une si longue absence, c’était goûter la joie d’un bain spirituel que je ne demandais qu’à prolonger. Néanmoins, nos facultés de conversation étant pour l’instant épuisées, l’entretien fut, dès lors, coupé de longues pauses. J’étais, en fait, tombé inconsciemment dans une sorte de rêverie, en regardant mon compagnon penché sur ses papiers et accomplissant la tâche inhérente à toutes les séparations que crée la mort.

Son visage était aussi calme que jamais : Moreward, pensai-je subitement, n’est pas plus âgé d’une semaine que le jour où je l’ai rencontré pour la première fois, il y a dix ans… Alors, il paraissait trente-cinq ans, pas un jour de plus, bien que la profondeur de pensée et la sagesse inscrites sur son visage fissent l’impression d’une maturité plus avancée.

Mais l’inoubliable grosse dame ne m’avait-elle pas dit, alors, qu’il avait plus de cinquante-cinq ans ?… En y ajoutant dix ans, voilà que cette énigme d »homme se donnait l’air, à soixante-cinq ans, d’en avoir moins que quarante !… Ce ne peut être vrai, me disais-je ; cette bonne dame doit avoir été, alors, la victime crédule de sots bavardages. Toutefois, même cette explication ne tient pas debout, car s’il avait trente-cinq ans, il y a dix ans, il en aurait aujourd’hui quarante-cinq ?– ce qui, à le voir si jeune, me semble presque aussi impossible que soixante-cinq…

Finalement je me perdis dans un labyrinthe de spéculations numériques, qui m’amena à me demander pourquoi je n’avais jamais eu l’idée de résoudre le problème en posant simplement une question directe ! Tout à coup, mon compagnon eut un petit rire. « Après tout, mon ami, si j’étais vous, je jetterais « ma langue aux chats ». Croyez-vous que vous y gagneriez beaucoup, à savoir mon âge ? »

« Quoi ! fis-je, rougissant et riant aussi ; vous avez deviné mes pensées ? » « Ma foi, répliqua-t-il, vous y mettez une telle ardeur, comment pourrais-je faire autrement ?

D’autant plus que ces pensées étaient dirigées exclusivement sur moi. Si vous attachiez une pareille concentration d’esprit à un objet plus élevé, vous accompliriez quelque chose de grand, cher ami ! »

« Il me semble, dis-je, que vous devriez apprécier mon absence de curiosité ; je me suis toujours  abstenu, jusqu’ici, de vous demander votre âge. »

« Certes, pour la discrétion vous avez la palme, fit-il en souriant ; mais, sachez que les occultistes ont leur petite méthode pour empêcher les gens – et ceci en vue de leur propre bien – de leur poser des questions embarrassantes.»

« Mais, après tout, quel inconvénient y aurait-il à ce que je susse votre âge ? »

« Ceux qui n’ont pas de secrets ne sont pas contraints de mentir, dit-il, adaptant un vieux proverbe à mon cas particulier. En d’autres mots, je ne tiens pas à vous mettre en position de devoir dire un mensonge si l’on vous questionne sur mon âge. Le fait est, vous savez, que je redoute les troublantes complications de la notoriété.

En outre, il n’y a pas une dame âgée, mûrissante, ou tant soit peu défraîchie, qui ne me persécuterait pour avoir mon secret – un secret qui lui serait, à elle, pratiquement inutile ; car ce n’est pas une recette aussi simple que de s’enduire la face de coldcream avant de s’aller coucher ; et, cependant, ma méthode est bien plus naturelle.

Qu’un homme accepte un certain genre de vie : celui qu’imposent les règles de l’Ordre – et la prolongation de sa jeunesse s’ensuivra normalement et sans peine. » Je passai la main sur ma chevelure grisonnante, pensant que j’aimerais bien connaître ces précieuses règles et les suivre…

Mais je dis à haute voix: « C’est bien ce que je supposais, car je ne saurais croire qu’un être entièrement exempt de vanité puisse se soucier de savoir s’il a l’air jeune ou vieux et, telle une femme du monde, consacrer des peines infinies à se rajeunir. » Moreward se borna à sourire. Puis, subitement, il poussa un manuscrit sous mes yeux.

« Un de mes essais littéraires, écrit dans ma toute première adolescence. J’avais complètement oublié que ma fille l’avait. » L’encre fanée avait pris des tons de sépia ; le papier était piqué d’humidité: il semblait dater de cinquante ans, au moins… « Vous voyez que je compte sur votre discrétion, mon ami, car je sens que vous regardez ce manuscrit comme plutôt… révélateur… » « Encore de la lecture de pensée », fis-je, souriant.

« Allons ! la simple déduction suffit », corrigea-t-il. « Bon, n’importe ! Mais, puis-je lire ? » Il fit un signe affirmatif.        « Vous le jetterez ensuite au panier. » « Oh ! sûrement pas ! » répliquai-je.

Il rit. « Bien ; si vous désirez en prendre connaissance, faites-le ici, et rendez-le moi. » Ce que je lus alors était l’une des choses les plus poétiques que j’eusse rencontrées dans la littérature occulte. La langue, d’une coulante abondance, était d’une musicalité qui parlait directement à l’âme, aussi bien qu’une certaine grâce originale de la phrase. Au point de vue du son pur, cela rappelait le délicieux morceau d’Edgard Allan Poe, intitulé, si je me rappelle bien: Silence: une Fable. Mais le contenu en était naturellement tout autre, et la qualité d’expression à nulle autre pareille. Il semblait aussi que l’auteur dût savoir le sanscrit, ou du moins connaître très bien la littérature sanscrite, car, ici et là, se trouvait intercalée une allégorie orientale.

– L’impression faite sur moi par cette lecture fut si grande, qu’en arrivant au bout, je déplorais qu’un homme ayant de tels dons littéraires pût s’abstenir de les faire connaître. Pareil détachement, en vérité, dépassait mon entendement.

J’avais achevé cette œuvre en cinq minutes et, tout comme de la musique, elle m’avait si étrangement soulevé au-dessus de moi-même que, pendant un moment, je restai muet. Je ne sentais qu’une chose: un monde de pensées encore inconnu s’ouvrait à moi, et j’étais soudain envahi d’idées si exaltantes, qu’il semblait presque impossible que je pusse les penser moi-même. Elles entraient en moi avec une telle profusion et, en même temps, avec une clarté et une intensité si vives, que j’en étais frappé de surprise…

Ce fut Moreward qui rompit le silence. « Allons, dit-il, c’est assez pour le moment. »

Je lui jetais un regard de côté…

Mon âme et mon corps étaient comme vivifiés, pleins de chants de triomphe. « Merveilleux ! m’écriai-je. J’ai été transporté dans un nouveau monde spirituel! »  Il rit.

« Pas tout à fait », dit-il. « Comment, pas tout à fait ? Vous parlez bien souvent par énigmes ? » « Vous flattez mes dons littéraires, observa-t-il en souriant, ils ne sont pas si grands que vous le croyez. »

Mais j’objectais : «Mon cher ami, je n’ai jamais connu de pareilles idées avant la lecture de ce manuscrit: il a eu sur moi un effet magique. »

« C’est là une illusion, dit-il. Mais supposez qu’il vous soit possible de lire en moi mes pensées… » « J’en suis incapable », dis-je. « Même pas si je les dirigeais vers vous et que vous fussiez en état de réceptivité ? » insinua-t-il.

Je le regardai étonné. « Ah ! je n’avais pas pensé à cela ! » Il rit doucement. « Voyez-vous, continua-t-il, le manuscrit vous a rendu réceptif. » « C’est splendide, fis-je avec enthousiasme. Pour l’amour du ciel, refaites cette expérience – et souvent ! L’effet en est… indescriptible ! » « Mais cela vous gâterait », objecta-t-il en souriant.

« Me gâter ? »

« Il faut avoir, pour agir de la sorte, une bonne raison. »

« Oh ! alors, nous la créerons certainement, cette bonne raison ! » Son visage se fit plus sérieux.

« La projection de la pensée, dit-il, requiert une certaine dépense d’énergie ; or, cette énergie n’est pas, chez nous, sans limites ; c’est pourquoi nous ne devons pas la gaspiller, mais veiller à en user de façon qu’elle assure les plus amples résultats possibles. Il y a un instant, vous vous lamentiez en-dedans de vous-même de ce que je n’écrivais pas davantage. Fort bien. Mais il y a un moyen d’écrire sans que la plume touche le papier, c’est d’écrire à travers les autres, en leur « infusant » des idées, puis en les laissant élaborer ces idées et les présenter dans le cadre de leur choix. Ainsi, si vous, par exemple, écriviez une histoire… » Je commençais à saisir. « Vous feriez passer vos idées en moi, pensez-vous ? »

« Précisément: c’est-à-dire que je le ferais de temps à autre, et que vous les travailleriez à votre gré. »

« Mais, ne faudrait-il pas que vous fussiez présent ? »

Il sourit d’un air patient. « Je m’étonne qu’avec la connaissance que vous avez acquise, vous puissiez encore me poser cette question. »

« C’est vrai, c’est absurde », admis-je, sensible à ce reproche plein de douceur.

« Mais, comment pourrais-je demeurer réceptif ? »

« En partie par un effort de la volonté, que vous pouvez grandement aider en lisant quelque chose qui ait une valeur mantramique (De Mantram, cantique mystique de l’Inde.), ainsi que vous venez de le faire tout à l’heure. »

Je le regardais d’un air interrogateur.

« La résonance d’une certaine combinaison de mots peut avoir une valeur magique, et créer ainsi des états de réceptivité, de clairvoyance. Certains mots, même, sont tellement sacrés, d’un effet si puissant, que je n’oserais les prononcer devant une personne sur dix mille. Mais il s’agit d’autre chose: pensez, par exemple, à la poésie. Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi un poème dont vous constatez qu’il renferme de belles idées ne vous fait point d’impression et semble n’atteindre nullement son but ? »

« Je ne me l’étais jamais demandé », admis-je. 

« Cela provient de ce que son expression verbale, sa « musique », n’a pas de valeur mantramique, et qu’en conséquence il ne touche pas l’âme. J’ajoute que la façon dont, généralement, on lit à haute voix la poésie détruit sa valeur magique, même quand elle en a une. La majorité des gens lisent les vers comme ils lisent le journal, à moins qu’ils n’aient l’air d’annoncer la mort de quelqu’un… Le fait est que la poésie devrait être presque chantée ; quand on le fait bien, les résultats peuvent être remarquables. Le manuscrit que vous avez lu est un essai de prose mantramique: de là l’action qu’il a eue sur vous. »

« Mais, interrompis-je, pourquoi n’écrivez-vous pas davantage ? Ce serait sûrement mieux que de passer par moi, quoique j’apprécie cet honneur. »

Il sourit. «Nous écrivons rarement: le temps est trop précieux, et nous avons d’autres choses à faire ; comme je vous l’ai dit, nous préférons manier les idées plutôt que la plume. Aider les autres à aider l’Humanité, tel est notre but, et sur ce terrain, particulièrement, nous aimons mieux agir indirectement – à travers les poètes, les écrivains, les dramaturges. »

Il fit une pause, et reprit: « Maintenant, mon ami, gagnez, en aidant vous-même à l’Humanité, votre droit à recevoir l’appui des Frères. L’heure est venue où une histoire occulte d’un genre spécial serait nécessaire. Comme l’ingratitude n’est pas une de nos faiblesses, assistez-nous, et nous vous assisterons! »

« Vous voulez dire, rectifiai-je, que tous m’assisterez. Mais je ne puis présenter au public un livre qu’il croira être de moi, alors que j’aurai volé, ou si vous voulez, traduit, votre propre pensée ! »

Il quitta ses papiers et, debout devant moi, me considéra de ses yeux graves et doux. « L’auteur le plus sage, dit-il, écarte résolument sa personnalité de son œuvre: il donne uniquement pour donner, et ne se soucie pas de savoir s’il récoltera louange ou blâme. Il reste anonyme parce que l’anonymat est – du moins pour un certain genre de littérature moralo-philosophique – ce qu’il y a de plus avantageux, et qu’il empêche toute opinion préconçue de la part du public.

Ne pensez-vous pas que si l’Evêque de Londres écrivait un livre, tous les membres de l’Église d’Angleterre le liraient, mais, en revanche, pas un seul catholique romain, tandis que si personne ne savait que l’Evêque eût quelque chose à faire avec ce livre, tous, peut-être, le liraient ? »

« Quel sens pratique vous avez! » m’exclamai-je enchanté.

« Quoi qu’il en soit, vous voyez mon idée. Mais, ce n’est pas tout: chaque auteur a ses détracteurs et ses admirateurs, qui évitent ou recherchent ses ouvrages. Quant au contenu du livre: idées, arguments… son action est toujours influencée par la renommée, ou, inversement, par l’obscurité de l’auteur.

«Ah! pense Mrs. Smith, Monsieur Un Tel a écrit ceci: donc, ce doit être juste ! » ou bien: « Donc, ce ne peut être que faux !» – Si banal qu’il soit de le répéter, l’humanité est, bien évidemment, un troupeau de moutons: elle suit le chien qui lui semble aboyer le plus fort. »

Il prit place dans un fauteuil en face de moi, les deux bras sur les accoudoirs et les extrémités de ses doigts se touchant. « Le véritable altruisme, fit-il méditativement, doit toujours être dépouillé de vanité: et plus l’écrivain y parviendra, plus grand sera l’effet de son œuvre. Car un autre facteur entre en jeu: l’inspiration !

L’inspiration, qui est, au fond, réceptivité, vient du cœur – et plus pur sera l’instrument, plus haute sera l’inspiration. L’homme qui peut dire: « Que m’importe que mon nom soit attaché à cette œuvre ; en réalité, l’œuvre n’est pas mienne, je ne suis qu’un instrument ! » – cet homme-là sera toujours le plus noblement inspiré.

Ainsi, mon ami très cher, vos difficultés sont résolues et vous n’avez nul besoin de vous créer des remords en utilisant nos idées, si vous adoptez en même temps le moyen de l’anonymat.

Et je vous assure que vous trouverez, dans d’autres domaines, de larges compensations à ce renoncement. » « J’aurai pour récompense l’agréable sentiment qu’est la reconnaissance », répondis-je.

« Et vous me pardonnez, puisque mon objectif était bon, d’avoir ainsi lu dans vos pensées? » « Certainement oui. » —– C’est ainsi que j’en vins à écrire l’histoire qui constitue la seconde partie de ces Impressions et que  je l’écrivis après le départ pour l’Amérique de Justin Moreward Haig -recevant ses idées à travers l’espace et les milliers de lieues qui nous séparaient: un fait qui démontre, pour le moins, la possibilité de la télépathie. 

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 Dessin En Graphite Du Xxe Siècle – Portrait D’Un Jeune Homme Allongé

Chapitre XVIII

Le départ de Justin Moreward Haig

Et maintenant, bien à regret, je vais relater comment le plus précieux de mes amis quitta Londres pour aller exercer son activité dans une autre partie du monde, activité sur laquelle je ne puis m’étendre puisque (la raison me semble suffisante) on m’a prié de n’en pas parler.

Dès le premier instant où j’avais aperçu Justin Moreward Haig, je l’avais regardé comme un être extraordinaire. Mais, si notre première rencontre m’avait fait une grande impression, notre séparation m’en fit une plus grande encore, car elle me révéla un côté de sa personnalité qui m’était fermé, bien que nos nombreuses discussions sur l’occultisme m’eussent persuadé de son existence. 

Rappelons-nous que la lettre de ma sœur, citée plus haut, faisait mention des grands voyages de Moreward aux Indes et ailleurs, et des choses merveilleuses qu’il avait vues dans le plus étrange et le plus mystérieux des Empires.

D’après cette lettre, il était évident qu’il avait acquis, là-bas, une sagesse secrète, pour la révélation de laquelle un très petit nombre de gens sont mûrs.

Cependant, il m’avait fait remarquer, un jour, que ce serait une grande erreur de croire que les Adeptes et les Initiés de la sagesse occulte n’existaient qu’en Inde – car il y en avait dans le monde entier. Je lui demandai pourquoi, en ce cas, nous savions si peu de chose d’eux. Il sourit, de son sourire indulgent et légèrement amusé, répondant que, pour comprendre réellement un génie, il faudrait un autre génie, que seul un occultiste très avancé peut, à première vue, reconnaître un Adepte, aucun de ces êtres si hautement supérieurs ne se faisant de réclame ou n’étant mis en avant par les circonstances extérieures.

« Votre boucher et votre boulanger, me dit il, ne se courbent devant un roi que parce qu’ils savent qu’il est tel ; mais que celui-ci aille incognito dans les rues, et personne ne prendra garde à lui. Je connais personnellement un homme qui a déjà vécu trois cents ans ; mais, comme il ressemble plus à un homme de quarante qu’à un homme de cent ans, un très petit nombre de personnes se doutent de quelque chose en le voyant.

C’est précisément ce qui le protège ; autrement, il serait la proie de la curiosité, qui ferait de sa vie un fardeau et entraverait considérablement ses importantes activités. »

« Lorsqu’un homme a le pouvoir de prolonger ainsi sa vie, je suppose qu’il est aussi en mesure d’accomplir d’autres miracles ? » dis-je. « Il le pourrait certainement – mais il ne le fait pas. »

« Et s’il pouvait, par ce moyen, convaincre l’humanité de quelque grande vérité, ne serait-ce pas son devoir de le faire? »

Une fois encore, il sourit d’un air de patiente indulgence, prouvant qu’il n’avait entendu que trop souvent cette question.

« Vous êtes enclin à confondre la simple croyance avec la spiritualité, dit-il. Une exhibition de phénomènes ne saurait communiquer la spiritualité. Je suis certain que M. Paderewski, par exemple, pourrait jouer du piano les yeux fermés, avec la plus parfaite aisance. Mais, même en se livrant à cette petite parade, pourrait-il jamais faire d’un individu anti-musical, un musicien ? La réponse est claire.

Vous oubliez aussi qu’en satisfaisant ainsi les curiosités, on caresse sa propre vanité… Ne serait-il pas au-dessous de la dignité de Paderewski de jouer les yeux fermés ?

Eh bien, il serait tout aussi indigne d’un Adepte d’accomplir de prétendus « miracles. »

«Mais il est bien connu que Jésus-Christ en a fait », insistai-je. « L’Adepte de Nazareth n’a jamais fait de miracles sans raison: il a guéri des gens qui étaient malades, il a «matérialisé» de la nourriture quand le peuple avait faim ; il a calmé la tempête parce que ses disciples avaient peur. Il n’a jamais fait montre de ses pouvoirs, ni répondu à de vaines curiosités, pas plus que ne s’est jamais abaissé à cela un autre Adepte, Apollonius de Tyane. »

Je demandai si n’importe qui pourrait recevoir l’initiation nécessaire en vue d’opérer des miracles.

« Oui – et non » fut la réponse. « Oui, parce que l’essentiel est de posséder certaines qualités qui s’acquièrent. Non, parce que la plupart des gens sont incapables de se donner la peine de les  acquérir. Vous-même, vous êtes en bonne voie de les posséder, et peut-être, dans une prochaine incarnation, aurez-vous assez progressé pour faire des miracles – si vous le désirez. » « Et ces qualités, quelles sont-elles ? »   

« Parfait désintéressement, parfaite tolérance, complète absence de vanité, absolue maîtrise de soi – et toutes les autres vertus spirituelles. » « En un mot, la perfection ? » ajoutai-je.

« Pratiquement parlant, la perfection, oui. » « Alors, je me retire de la lice », répliquai-je.

Il rit. « Vous oubliez que vous avez l’Éternité, c’est-à-dire passablement de temps devant vous ! »

Cet entretien, si je me rappelle bien, eut lieu peu de temps après ma première rencontre avec Moreward. Depuis lors, par les livres qu’il me mettait entre les mains, j’avais acquis des connaissances qui me firent envisager la question sous une autre lumière.

J’étais, malgré tout, assez curieux pour souhaiter ardemment une exhibition des pouvoirs que Moreward avouait posséder, et je lui demandai très souvent de m’en donner quelque manifestation ; mais chaque fois, avec la plus grande douceur, il refusa.

Puis, au moment même où nous allions nous séparer, il céda enfin à ma demande. Il m’avait préparé, plus ou moins, à son départ, m’avertissant que le temps de son séjour à Londres touchait à sa fin et que je ne l’aurais plus très longtemps avec moi – du moins quant à la présence physique, car, en esprit et en affection, rien ne pourrait jamais nous séparer.

Voici comment se passa ce départ.

Ayant vécu durant une période de ma vie dans des hôtels, j’avais pris l’habitude de fermer, la nuit, ma porte au verrou.

La nuit dont je parle, j’avais agi de même, et m’étant mis au lit vers minuit, j’avais dormi profondément huit heures durant.

Ma première et vague sensation d’éveil fut la perception d’un exquis parfum de roses…

Il me semblait que je rêvais de roses…

A ma grande stupéfaction, lorsque j’ouvris les yeux, je trouvai sur l’oreiller, tout près de ma tête, une lettre sur laquelle était posée une superbe rose rouge.

Ma première idée fut que j’avais négligé, la veille, de verrouiller ma porte et que ma domestique était entrée très doucement dans la chambre. C’était, toutefois, si peu dans son caractère de faire une chose de ce genre, que je commençai à pressentir une signification plus grave à cet incident.

Mes suppositions prirent d’ailleurs bientôt fin, car, ayant ouvert la lettre, je lus ceci :

« Mon ami très cher, lorsque vous recevrez ces lignes, je serai déjà parti pour un endroit dont il me faut, pour l’instant, taire le nom. Ma vie à Londres est achevée, et il est essentiel, pour mon propre développement, que je me retire du monde pendant plusieurs mois. Désormais, un autre travail va m’être assigné, en sorte que vous et moi nous ne nous verrons plus, corporellement du moins, pendant un certain temps: mais, dès que vous pourrez avoir besoin de mon aide, j’en serai averti, et répondrai à votre appel. J’ai voulu vous éviter la vaine tristesse des adieux, car, mon ami, je sais que vous avez le cœur tendre… Il n’y a, en réalité, pas d’éloignement entre les âmes que lie une véritable sympathie. Séparés par des milliers de lieues, deux êtres qui s’aiment sont plus proches l’un de l’autre que ceux qui vivent dans un étroit voisinage sans qu’aucune affinité les réunisse.

Quant à toutes ces années où nous avons travaillé la main dans la main, laissez-moi vous remercier pour votre sympathie, qui les a rendues si vraiment heureuses, et pour votre ouverture d’esprit, qui m’a permis de faire pénétrer en vous un peu de la sagesse de notre Confrérie. Car c’est à nous à remercier ceux qui nous permettent de les aider, pendant un temps, le long du sentier de l’évolution, nous donnant ainsi l’occasion de faire ce qui nous tient le plus à cœur. Ils n’ont pas à nous remercier eux-mêmes. Qu’au reste, toutes choses vous soient propices, et puissiez-vous ne vivre ni dans le passé ni dans le futur, mais dans la sereine et immuable félicité de l’Être éternel. « A toujours votre ami très attaché. «

P. S. – Ne manquez pas d’écrire cette histoire occulte, et, de mon côté, je ne manquerai pas de vous inspirer les idées nécessaires. » 

A peine eus-je achevé cette lecture que je courus à ma porte: je la trouvai exactement comme je l’avais laissée en me couchant, c’est-à-dire verrouillée en dedans, avec la clef dans la serrure. Je compris alors que Moreward avait enfin contenté mon désir en me donnant un exemple de son pouvoir de matérialisation. C’est, du moins, mon interprétation personnelle de cet incident, bien qu’il soit possible que d’autres s’efforcent d’en trouver une plus terre à terre, et me traitent de crédule et d’imaginatif. Ainsi se terminait ma collaboration à l’œuvre philanthropique de Justin Moreward Haig.

Bien que, de temps à autre, je le voie encore dans ce qu’on peut appeler son Corps Astral et demeure ainsi en contact avec lui, il ne m’apparaît, cependant, que lorsque j’ai besoin d’un enseignement relatif à mon développement psychique et spirituel, en sorte que, quelles que soient ses activités présentes, je ne suis pas en mesure de les suivre. Mon récit touche donc à son terme.

Lorsque je repense aux caractères que j’ai décrits, un fait s’impose très vivement à moi: c’est – exception faite pour le héros de ce livre -l’absolue banalité de tous ces caractères. Mais cette banalité même prouve combien profondément juste était cette pensée de Moreward : «Toute chose est fastidieuse ou plaisante selon ce qu’on y apporte soi même. » Comme il le remarquait, un jour qu’il venait d’être confronté avec un être particulièrement ininfluençable et spirituellement pauvre : «Plus un problème est difficile à résoudre, plus il est captivant ; or, il n’y a pas de cas plus difficiles à traiter que les personnes foncièrement ordinaires.

» C’est la raison pour laquelle il consacrait tant de ses forces à des « pharisiens » et à d’autres cas ingrats. « Les poètes, artistes, philosophes, disait-il, ont des mentalités si réceptives qu’ils n’ont pas besoin du contact personnel ; la Fraternité blanche peut faire pénétrer dans leur âme les idées et les idéals d’un plan bien supérieur au plan physique. Mais l’homme de la rue est entièrement différent: on ne peut opérer quelque changement en lui que par la méthode, plus grossière, de l’entretien personnel. »

Aussi l’un des buts de cet ouvrage a-t-il été de montrer que, si banales et insipides que puissent être les circonstances de la vie, celui qui se donne la peine de cultiver une vision des choses inspiratrice de paix, sera apte aussi à répandre le bonheur sur tous ceux qui l’approchent et à gagner ainsi, pour sa propre âme, l’unique bonheur certain et indestructible.

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